28-6-1916
Maman chérie,
Je puis enfin t’ecrire à tête
reposée après 10 heures de sommeil dans un bon lit, entre deux draps très
blancs.
Eh bien ! Ça a été assez dur.
De Champagne à Verdun ns sommes allé mi en chemin de fer, mi à pied, mi en
auto.
Le 14 campement original ds les
peniches d’un canal.
Le 15 après-midi ns nous mettons en
route pour les lignes.
Grand’halte près d’une batterie
d’artillerie. Les officiers de la batterie (2 capitaines et 2 ss-lieut)
m’invitent aimablement à diner avec eux. Je ne devais pas faire de quelques
jours d’aussi bon repas. Ils sont amusants et interressants, anciens artilleurs
coloniaux.
A la nuit interminable teorie de
soldats ds les boyaux. C’est déjà lugubre on rencontre les premiers morts.
Source : Mémoire des hommes - JMO du 132ème R.I. – 15 juin 1916 |
Le 16 au soir nous montons en ligne.
La relève qui est generalement très perilleuse se passe bien pour nous. Le
boyau se perd peu à peu ds les trous d’obus et finit par ne devenir qu’un
sentier accidenté. Nous relevons un regiment de zouaves, c’est-à-dire que ns
occupons les trous d’obus ds lesquels il était couché. Nous en amenageons
d’autres. Ns sommes à 300 mètres du fort de Vaux.
Le 17 ns restons terrés dans nos
trous sous le bombardement. L’adjudant Lechanteux est blessé, pas très
grievement. Aucune perte à la section.
Le 18, le bombardement redouble. Un
seul obus bien placé tue 5 hommes[1]
de ma section. Le sergent [Clément] Lefèvre
est tué. Le sergent Royer blessé.
Le soir c’est toujours la detente.
Non pas que le bombardement cesse, mais parceque on est moins vu, on peut
communiquer, evacuer les blessés, amenager les trous. Je reçois l’ordre de
changer d’emplacement avec ma section. J’insiste pour garder les emplacements
où j’avais pourtant perdu du monde. Rien à faire. Nous nous portons autre part
et ns installons. En somme ce nouveau coin qui avait l’air terrible nous a
couté plus d’emotion que de mal. 6 hommes enterrés par un obus, que nous avons
pu deterrer sans qu’ils aient trop soufert ; un blessé dans le courant de
la journée. Il saigne comme un veau et la plaie est horrible, mais il s’en
sortira. Je lui ai fait un pansement et mes vêtements en sont encore couverts
de sang.
Source : collections BDIC |
Le 19 encore quelques pertes. Le
meilleur de ma section [Jean-Baptiste Lemaine sans doute] est tué et je le pleure comme un frère. Garçon solide, serieux, bon.
Ds la nuit ns sommes relevés par un
autre regiment de la division. Epuisement physique complet. Ns ns étions
nourris pendant 4 jours de pain de guerre et de boites de singe, et ns avions
beaucoup souffert de la soif ; mais trouvons quand même assez de force
pour fuir ce terrible coin. Nous arrivons ds un petit village pas loin du front
[Haudainville], debarbouillage, decrassage, carte à la
maison ; ns buvons toute l’eau des fontaines. Nous dormons un peu aussi.
Malheureusement pendant que ns nous preparons au repos, le combat continue à
quelques kil. de nous. Les boches ont attaqué un peu partout, et au point même
que nous occupions. Ds la nuit il ns faut remonter, malgrès la fatigue.
Le 21 en reserve ds un ravin assez
en arrière.
Le 22-23-24-25 en reserve en 2ème ligne. Ns
sommes bombardés et avons des pertes, mais c’est quand même beaucoup moins dur
que la première fois. Ns sommes très fatigués et attendons avec anxiété le
signal de relève. Il arrive le 25 après-midi. Nous sommes relevés par des
chasseurs. A la nuit ns arrivons au petit village dont je t’ai deja parlé. Ns
repartons à 2 heures du matin et faisons une petite marche à pied, puis un long
trajet en auto, et ns sommes debarqués ici vers 3 heures de l’après-midi, un
peu ahuris et brisés. Ici j’ai trouvé un lit, comme tu vois. Ici c’est un petit
village [Sommelonne] très acceuillant à l’ouest de Bar-le-Duc.
Toujours eau, verdure et pinard.
Si ça peut te faire plaisir je te dirai que je vais
passer sous-lieutenant. J’avais déjà été proposé plusieurs fois, mais les
competitions étaient nombreuses. Maintenant, elles le sont moins,
malheureusement.
Je ne te parle pas d’oncle Marc. J’ai appris ça
inopinément par un mot de toi qui m’est arrivé dans la tourmente. Je vais
ecrire à tante Berthe. Je vais aussi écrire à tante Anna pour la féliciter de
la naissance de ce garçon ; quelle joie ça doit être !
Mille tendresses à tous. Si tu savais ce que j’ai
pensé à vous pendant ces longues et terribles journées. Il me semblait que
votre souvenir était mon viatique. Maintenant que le regiment est reduit mon
tour de permission se rapproche un peu, mais ça ne peut être quand même avant
un mois, peut être davantage. Comme il me tarde !
Je t’embrasse tendrement.
Jean
[1] Les cinq tués du 18 juin (cf. carnet de Jean Médard) : Victor Bourey, Louis Le Saëc, Clément Lefèvre, Jules Pingret, Paul Savers, Le seul dont je n’ai pas retrouvé la fiche est Paul Savers (bien que j’aie essayé plusieurs variantes orthographiques). D’après le carnet, tous les tués de la section de Jean le sont le 18, sauf Jean-Baptiste Lemaine dont la mort est notée au 20 et Pierre Louis LeMoing, le 21.