lundi 29 février 2016

Front de Champagne, 29 février 1916 – Jean à sa mère

29-2-16
            Maman chérie        

            Rien de neuf. L’abrutissement d’une journée de pluie que l’on passe sur la paille à sommeiller, à lire un peu. L’avantage de ce cantonnement c’est qu’on peut se laver un peu : une petite rivière sale coule rapide ds un terrain marécageux, mais on peut quand même se laver les mains et passer sur sa figure un peu d’eau glacée.
            Reçu de bonnes lettres de tante Jeanne et tante Anna. Cette nuit on va travailler de nouveau.
Je te quitte pour dormir
Tendrement à toi 

J. Médard

Sète, 29 février 1916 – Mathilde à son fils

Cette le 29 février 1916

            Seconde journée sans nouvelles c’est déjà bien dur mais je me raisonne, je sais que les courriers subissent un retard très sensible du aux opérations qui se poursuivent avec  acharnement. J’espère que je n’aurai pas longtemps à attendre – et j’attends avec confiance cette missive qui est ma vie.
            Au réveil le temps était atroce, pluie diluvienne, neige fondue. Je rêvais douloureusement à ceux qui souffrent si cruellement de ce temps affreux, de ce froid cruel, moi qui vois cela derrière ma fenêtre. On m’a appelée pr faire la toilette de Na car ta sœur a un gros furoncle à la jambe qui la fait bien souffrir. A onze heures, sous ces avalanches d’eau est arrivée la chère Alice Herrmann[1]  que Suzie n’osait attendre. Elle a apporté un rayon de soleil. Elle vient de me raconter bien des choses intéressantes qui t’intéresseraient. Mr [Henri] Bois a déjeuné chez elle Dimanche, il a présidé leur réunion de prière à cinq heures. Il les a entretenus du mouvement qui a lieu en ce moment parait il, très émouvant, au sein de la jeunesse chrétienne. Il venait de recevoir un rapport de Melle Suzanne de Dietrich. Elle citait  leurs jeunes filles à Paris qui viennent de se consacrer comme « volontaires du Christ » et il y en a d’autres qui seront connues bientôt. A Montpellier aussi le mouvement est sérieux. A la réunion de prière de Dimanche, Alice a remarqué surtout trois jeunes gens très émus très ébranlés. Parmi eux, Atger que tu connais. On se réunit tous les quinze jours (Jeunesse chrétienne / jeunes gens et jeunes filles. Cela amène encore un peu de timidité. Mais Alice veut se décider à prendre la parole à la prochaine réunion ; elle ne sait pas encore bien le sujet qu’elle choisira. Elle me prie de te transmettre ses très affectueuses amitiés. Je lui ai lu quelques passages de tes dernières lettres. Si fort intéressantes et il me tarde tellement de savoir ce qui suit.
            J’espère que tu reçois, toi mes messages, seulement des messages de tendresse, de l’affection la plus grande qui soit. Je ne puis moi être intéressante. Je ne pense qu’à toi. J’espère que tu as reçu notre petit paquet. Les berlingots sont d’Alice[2]. Je vais faire partir ce soir ou demain un colis mais quand l’auras tu.
            Il fait ce soir un soleil splendide.
            Je t’embrasse mon fils chéri des millions de fois.

Ta mère très affectionnée
Math P. Médard


[1] Rappel : Alice Herrmann, amie très proche de Suzanne, était aussi la future belle-fille de Mathilde, puisqu’elle épousera Jean le 28 août 1919, quelques jours avant sa démobilisation. Elle était très impliquée dans les mouvements de la jeunesse chrétienne lycéenne. Henri Bois et Suzanne de Dietrich sont deux théologiens protestants.
[2] Il s’agit là vraisemblablement de l’autre Alice, la « vieille Alice », bonne de la famille depuis des décennies. 
 

dimanche 28 février 2016

Front de Champagne, 28 février 1916 – Jean à sa mère

28-2-16
            Maman chérie    

            Çi-joint une petite photo faite par [Roger de] La Morinerie la veille du depart à Châtelaudren. Je te l’envoie tout de suite. Je serais capable de la perdre. Je viens de recevoir ta bonne lettre du 24. Ça fait 14 lettres ou cartes reçues aujourd’hui : on ne m’abandonne pas. Il fait un beau soleil cet après-midi.
Tendrement 

Jean 

La Morinerie m’envoie cette photo par la poste, je ne l’ai pas vu depuis le jour de mon arrivée tout les bataillons ont une vie independante.

Front de Champagne, 28 février 1916 – Jean à sa sœur Suzanne Ekelund

28-2-16
            Ma chère Suzon 

            Mes cartes sont laconiques, je n’y donne que des details sur ma vie, je ne parle pas de vous et pourtant vous remplissez ma pensée. Je suis tellement content de sentir maman chez toi !
            Tout ce que je dis sur la sécurité du secteur aux tranchées et au cantonnement est absolument exact ; ce n’est pas pour rassurer que je le dis. C’est un privilège alors que ça chauffe tellement autre part. Il n’est pas dit que ça ne change pas, mais il n’est pas dit non plus que ça change vite. Je ne cache non plus rien du moral. Vraiment je ne souffre pas du tout ; il y aurait mauvaise grace à souffrir.
            Tu as eu encore bien des émotions avec ta petite chérie. La peine et la joie d’être mère ! Tu ne renoncerais pas à la joie pour eviter la peine. Je pense beaucoup à ma delicieuse fillieule. Je vous embrasse toi, elle et Hugo avec toute ma tendresse de frère.

Jean

Front de Champagne, Saint-Hilaire-le-Grand, 28 février 1916 – Jean à sa mère (lettre codée)

28-2-16
               Maman cherie [1]         

            Je reçois ta bonne lettre du 23 et ton mandat. Merci beaucoup. Toujours la même vie un peu fatigante, qui compte comme temps de cantonnement. Nous travaillons surtout la nuit et dormons le jour. En somme securité très réelle, quoiqu’un accident soit toujours possible. J’ai reçu ce matin un abondant courrier en retard. Je ne patis absolument pas, car on peut se procurer ce qu’on veut par les cyclistes ou des corvées spéciales qui vont à un bourg voisin. Si mes besoins dépassent mon prêt, je ne me génerai pas pour demander de l’argent. Pour le moment j’ai plus que ce qu’il faut. C’est pour la nourriture qu’on depense le plus : car les supplements sont presque nécessaires, surtout ces jours-ci avec le froid.
            Je n’ai qu’à me louer de tout et des tous : du secteur, de mes chefs, de mes poilus.
Je t’embrasse

Jean 

Tout ce que je te dis te montre qu’il est inutile d’envoyer des colis. De temps en temps pourtant pour manger q. chose qui vient de la maison.

Source : collections BDIC


[1] Première lettre pointée : le H d’ « Hilaire-le-Grand ». Le nom réel de la commune est « Saint-Hilaire-le-Grand ».

samedi 27 février 2016

Front de Champagne, 27 février 1916 – Jean à sa mère

27-2-16
            Maman chérie 

            Tu dois être inquiète de me sentir sur le front par un temps aussi mouvementé. Rassure-toi ; je n’ai pas changé de secteur, et le notre est toujours aussi calme.
            Nous avons quitté les tranchées hier et nous travaillons un peu en arrière. C’est plus fatiguant que la tranchée et pas plus sur, mais ça change un peu.
            Il fait toujours froid, mais ns ne souffrons pas. Ns sommes des privilégiés. Je me rends compte de + en + que ce que j’ai emporté comme linge et lainage est de l’inutile. Surtout ne m’en envoie pas. Si tu éprouves absolument le besoin d envoyer q. chose, envoie plutôt des provisions de bouche. Mais c’est encore inutile, car on fait venir tout ce qu’on veut du bourg voisin.
Tendrement 

J. Médard
JMO 132ème R.I. 26 février 1916

jeudi 25 février 2016

Front de Champagne, tranchée, 25 février 1916 – Jean à sa mère

25-2-16
            Maman chérie 

            Je reçois régulièrement tes bonnes lettres, et avec la joie que tu penses. Je suis heureux de te sentir chez Suzon, bien heureux. Toujours le même temps froid, mais dans nos abrits on ne souffre pas du froid. Je n’ai jamais aussi bien dormi. Autrement la neige fond bien, et il y a une floraison de glace extraordinaire sur les parois de la tranchée.
            Beaucoup de bruit à notre droite, mais chez nous c’est toujours assez calme. Je me felicite toujours de mes compagnons de solitude et de travail.
            Le temps ne me manque pas pour vivre par le cœur au milieu de vous et pour sentir auprès de mois vos chères presences.
Tendrement 

Jean

mardi 23 février 2016

Sète, 23 février 1916 – Mathilde à son fils

Cette le 23 février 1916
            Mon bien aimé fils 

            Je reçois à l’instant ta carte et ta lettre datée aussi du 17 tu as dû cependant écrire celle-ci le 18 puisque tu me dis que ce jour là est ta fête.
            Si tu savais mon fils le bien que m’ont fait ces deux missives. Comme je suis heureuse et allégée d’avoir tous ces détails ! et maintenant j’attends tes impressions de tranchée et je serai un peu moins nerveuse sachant quelque chose.
            Je n’ai attendu que trois jours pourtant et ces trois jours ont été des siècles. Veux tu me rassurer en me disant que les marmites n’atteignent pas ton cantonnement ? est-ce bien vrai ? as-tu un lit pour toi tout seul ? et n’as-tu pas bien froid ? Tu me diras aussi combien de jours vous restez aux tranchées sans être relevés. et si elles sont éloignées du cantonnement. Avez-vous marché longtemps pour arriver là ? J’ai pu lire ce que je désirais.
            Je vais t’envoyer l’argent que tu me demandes et ecrire par ce courrier à tante Fanny qui désire t en envoyer aussi ; je crains que tu aies eu à patir et cela tu sais que je ne le veux pas.
            Tu dois savoir maintenant ce qui te manque et tu pourras me le dire. Je vais t’adresser un premier petit colis. Dis-moi si tu préfères plus gros et par le chemin de fer ; ils sont plus longs à aller parce qu’ils passent par le dépôt.
            Aucun changement dans notre petite vie. Je ne sors pas et me cantonne aussi mais, chez ma fille ce qui est plus supportable. Ns avons eu hier la visite de tante Anna et de Laure [Benoît]. Madelon a la grippe. Je vais aller la voir en apportant mon courrier à la poste. Bonnes nouvelles d’oncle Marc [Benoît] par sa femme. Elle a un état variqueux qui l’a fait bcoup souffrir et la retient loin de lui. Mais il est admirablement soigné chez son curé et prend des forces. Elle me dit que le printemps est etabli dans leur region [ils habitaient Cannes] avec toutes ses merveilleuses richesses ; la temperature leneniante [?].
            Ici petite recrudescence de froid nuits froides temps couvert, ns avons rallumé la salamandre. Na devient merveilleuse et fait diversion.
            J’ai été bien attristée de ne pouvoir te gâter le jour de ta fête. J’ai été plus près de toi si c’est possible. Ns attendons Alice qui n’est pas arrivée hier.
Tendresses de tous
Mille tendres baisers de ta mère 

Math P. Médard 

            Etes-vous en 1ère ligne ?
            Dis moi de qui se compose votre nourriture, si vous êtes aux tranchées, sections à quelles heures, si vous pouvez y reposer de temps en temps.
            Cette dégradation militaire... combien triste ce devait être. A ma tristesse. Je suis reconnaisante envers Dieu de permettre cet entrain, ce courage chez toi mon bien aimé petit  poilu. Qu’il te garde pour ta mère et pour son service je ne cesse de le lui demander.
            Tu es déjà revenu des tranchées à cette heure ! Je voudrais savoir.

Front de Champagne, tranchée, 23 février 1916 – Jean à sa mère

23-2-16
            Chère Maman, 
            Toujours la même vie de termites. Nous ressemblons tous à des plâtriers.
            Toujours le même temps : la neige blanche sur la craie blanche.
            Toujours la même joie de se sentir à sa place.
            Toujours la même tristesse d’être loin de toi.
            Notre commandant de Cie est rentré hier soir. Je l’ai encore peu vu.
            J’ai reçu hier soir ta bonne lettre du 17. Je n’ai pas besoin de lainages. J’en ai trop. Si j’ai besoin de q. chose, sois bien sure que je ne me génerai pas pour te le demander.
            Avec vous toujours bien affectueusement, 
J. Médard
 
 

lundi 22 février 2016

Sète, 22 février 1916 – Mathilde à son fils

Villa de Suède le 22 février 1916
            Mon bien tendrement aimé 

            Ces quelques mots et les derniers te parviendront sans doute en même temps puisque ma lettre de Dimanche a été oubliée tout un jour sur la cheminée. Mais moi, je suis sans nouvelles depuis  ta lettre de Troyes arrivée Samedi soir et aujourd’hui je suis bien désolée.
            Puisque les lettres du front arrivent en trois jours je devrais avoir des nouvelles. Tous ces raisonnements ne servent à rien, le fait est là et il est triste.
            Je viens de promener ma mélancolie à ramasser [?] avec Na qui devient une superbe enfant, et je rentre fatiguée pr écrire et faire partir ces mots à cinq heures l’heure des Secteurs.
            Nous attendons Alice ce soir, retour de Montagnac où elle laisse son neveu [Maurice Bouirat]  bien fatigué et nous allons prendre cette vie de famille que tu désirais je crois pour moi. Il est sur qu elle m’est douce et fortifiante et que seule à la maison à attendre tes missives je ne pouvais supporter la durée des jours.
            Excuse-moi de te parler ainsi à toi, mon bien aimé. Je vais essayer de me créer une vie utile je ne vois pas bien comment encore. Ici, il y a eu du travail ces jours ci car ns n’avons que Nounou en ce moment comme service, Marie nous a quittés Dimanche comme je te le disais et Suzie lui pardonne difficilement son ingratitude. Elle pourrait attendre le retour d’Alice !
            Je ne suis guère en état de t’écrire ce soir. Tu pardonneras l’insignifiance de ces lignes. Je voudrais oh je voudrais savoir quelque chose de toi.
            Ns avons un temps très doux, si doux que tout bourgeonne ; le printemps fait sentir son approche, il y a des fleurs. Ns n’avons plus de feu et je voudrais que le ciel vous fut aussi clément. En tous cas je grille de savoir ce que je puis t’envoyer pour te garantir du froid.
            Bonnes nouvelles aujourd’hui, un zeppelin a été descendu, des taubs[1] aussi  mais cela ne hâte rien hélas !
            Mon bien aimé je t’embrasse avec la plus profonde tendresse. 

Ta mère affectionnée
Math P Médard 

            Hugo a apporté de Paris à Suzie un appareil et elle va se mettre à faire de la photo. Nous t’envoyons le produit de son travail.


[1] taube, en fait (de l’allemand Taube, pigeon) : avion (ennemi).

Front de Champagne, tranchée, 22 février 1916 – Jean à sa mère

22-2-16
            Maman chérie 

            Toujours la même vie assez calme, très supportable. Chasse aux avions ds un ciel très pur. Au debut de la nuit le gibier était plus gros ; un énorme zepellin ronflait au dessus de nos lignes. Il n’a pas traversé. Debauche de projections, de fusées, de petards. Le 14 Juillet quoi ! Ce matin un manteau de neige rendait encore plus blanc le pays. Tout ça est bien different des spectacles ordinaires, des concerts ordinaires, de la vie ordinaire qu’on ne se croit plus ds le réel. C’est rudement interessant d’ailleurs ; on vit double.
            J’ai reçu hier en même temps tes chers messages des 13, 14 et 16. C’est chic de reprendre contact. Ça me manquait bien. Je ne te parle que de moi, mais je pense surtout à vous. Inutile de te donner l’adresse de [Roger de] La Morinerie, il n’est pas ds mon bataillon, et à la tranchée je ne le vois jamais, je ne vois que mes sergents et mes hommes.
Tendrement

Jean

dimanche 21 février 2016

Front de Champagne, tranchée, 21 février 1916 – Jean à sa mère

20-2-16
[Sans doute encore une erreur de date : Jean, quand il écrit deux fois dans la même journée, le mentionne. Cette longue lettre doit donc dater du 21 février.]

Source : collections BDIC
            Maman chérie 

            Ce n’est pas toujours facile d ecrire de la tranchée. Mon abri est epatant, avec table, banc, etc. mais comme il est à 5 ou 6 metres sous terre il y fait noir comme dans un four. Je suis obligé de vivre sur la provision de bougies de mes sergents, ayant négligé d’en prendre ; aussi malgré tout le confort j’y reste le moins possible. Cet abri d’ailleurs je ne l’aurai pas toujours. Demain le propriétaire rentrera en possession ; et le propriétaire est le commandant de la Cie, le lieutenant Renault, actuellement en permission. Après je serai beaucoup moins bien c’est pourquoi, ce soir, je viens passer un petit moment avec toi. Je vis très seul ici ; à part mes poilus, je ne vois absolument personne d’un bout à l’autre de la journée. Mais mes poilus sont épatants. Les deux sergents d’abord. Je prends mes repas avec eux et l’un des caporaux de la section. Je ne fais rien sans leur demander conseil. [Gabriel] Grange[1], le plus agé, (26 ans ?) est un homme serieux, rangé, marié et père de famille. Un peu taciturne, peut-être un peu mou, mais l’on peut compter sur lui. L’autre[2] a mon âge, est peut-être un peu gosse, mais sympathique. Il est Remois. Je ne sais rien d’eux, mais d’après leurs actes et leurs paroles de ces 2 jours je puis dire qu’ils sont très au dessus de la moyenne comme compagnons. Rien ne m’a encore choqué en eux.
            Le jeune caporal vient manger avec nous, très serieux aussi, très bien élevé. Je te dirai ce que je te dis des sergents, je ne sais rien de lui, mais il me fait la meilleure impression.
            Quand je pense à mes poilus, j’ai toujours l’impression que j’avais quand j’étais précepteur : avoir à faire à des types très jeunes, très malléables et ne pas savoir comment les faconner. Ce sont des gosses, de braves gosses. Il ne faut pas exagerer, tous ne sont pas gosses ; à coté de moi ds la galerie qui fait communiquer ma chambre aux abris des soldats, ronfle l’un deux, qui pourrait aussi bien être ds un régiment de territoriaux, un homme precieux d’ailleurs, qui a une experience profonde de la science des mines, qui manie la pelle, ma pioche, les rondins et les planches avec une veritable virtuosité.
            Le commandant de la Cie par interim Ss lieut G.[3], je ne le vois presque jamais. Nous communiquons par des hommes de liaison. Hier pourtant c’est avec lui que j’ai visité le secteur. Sympathique.
            Voilà en gros pour les êtres, maintenant pour les lieux. Les lieux c’est le champ de bataille classique de la guerre moderne, a la difference des Eparges, qui avaient une individualité.
            Une morne plaine ondulée plus ou moins, semée de rare boquetaux de pins. La vue s’étend très loin ; aussi les relais sont interminables. On fait 2 ou 3 heures de marche dans les boyaux avant d’arriver en première ligne. Là le sol est tout remué ; le grisatre et le verdatre est strié ds tous les sens de longues bandes blanches, quant aux boquetaux de pin ils ont souffert. Quelques uns, plus malheureux que les autres ont perdus jusqu’à un vestige de verdure. Ils se dressent lamentables vers le ciel, comme des manches à balais. C’est du moins ce qu’on voit à quelque distance des boches. A 100 metres, par les postes d’observation on ne voit qu’un inextricable reseau de fils de fer barbelés, foret mysterieuse et sombre où rien ne vit.
Source : collections BDIC
            Le paysage d’ailleurs compte peu. Satisfaction est donnée bien plus aux oreilles qu’aux yeux : Depart et arrivée de 77, de 75, de marmites, et chaque calibre a son timbre different, eclatement de torpilles, de grenades, siflement de balles, ronflement de moteurs d’avions, toute la gamme, toute la lyre. Il y a des specialistes « Voilà une marmite pour les cuisines », puis après l’éclatement : « C’est un 270, ce n’est pas pr les cuisines, mais pour X ».
            Je te quitte. Je meurs de sommeil, j’ai d’ailleurs parfaitement dormi la nuit dernière, presque sur un lit, et je suis bien couvert.
            Ne tremble pas trop pour moi. Ce n’est pas « la mauvaise vie ». C’est intéressant, c’est utile, c’est même sacré.
            Je n’ai pas encore reçu de lettre de toi de ces derniers jours. Ça ne tardera pas. Je sais bien que tu ne m’abandonne pas.
Très très tendrement

Jean


[1] Gabriel Grange (1887 - ?) : sergent au 132ème R.I. en 1916. Chapelier dans le civil (cf. carnet de Jean Médard).
[2] Clément Lefèvre (1893-1916) : sergent au 132ème R.I. en 1916. Employé de commerce dans le civil (cf. carnet de Jean Médard et Mémorial GenWeb). Tué à l’ennemi à Verdun.
[3] Le nom du sous-lieutenant G. (prénom : K.) revient à de multiples reprises dans la correspondance de Jean Médard et, plus tard, dans ses mémoires. Jean, généralement si clément pour les faiblesses humaines, en viendra à évoquer des comportements qui font que j’ai préféré masquer son identité, pour ne pas chagriner d’éventuels descendants.

samedi 20 février 2016

Front de Champagne, tranchée, 20 février 1916 – Jean à sa mère

20-2-16
            Maman chérie 

            Mon deuxième jour de tranchée. C’est très intéressant. Je ne suis pas en toute première ligne aujourd’hui, seulement à 3 ou 400 m des boches. Je fais creuser des abris à mes poilus, et ameliorer la tranchée. Ce sont de très braves garçons, travailleurs, jeunes, bon esprit. Le secteur aussi m’impressionne favorablement. Quelle difference avec les Eparges !
            Aujourd’hui, temps splendide. Eblouissement du soleil sur la craie. Les avions s’en donnent à cœur joie, et les marmites ns oublient pour ne plus penser qu’à eux. J’ai dormi dans un abri nouvellement et merveilleusement installé à 5 mètres sous terre. Pour le moment, rien de penible. Pas de froid, pas d’agitation, pas trop de boue.
Très tendrement, 

Jean

vendredi 19 février 2016

Février 1916 – Front de Champagne

Source : collections BDIC
        Notre régiment occupe un secteur assez étendu au nord-est d’Auberive-sur-Suippes. Tranchées et boyaux, creusés profondément dans la craie, dessinent nettement leurs lignes blanches sur l’herbe pauvre de la Champagne pouilleuse. Lorsque la relève se fait de jour il faut emprunter des boyaux interminables, car les Allemands, qui occupent les Monts de Champagne peuvent déceler nos moindres mouvements. D’ailleurs du côté français, comme du côté allemand les « saucisses » d’observation ont fait leur apparition.
Le secteur est calme et bien équipé. On y travaille beaucoup car le commandement s’attend à une attaque de grande envergure dans nos parages. Elle aura lieu plus à l’est, sur Verdun, peu après mon arrivée en ligne. Une nuit, alors que je suis de garde, je vois passer dans le ciel clair la masse sombre d’un Zeppelin. Il devait être abattu quelques heures plus tard au-dessus de Revigny. La bataille de Verdun commençait, à plus de soixante kilomètres de nous.          
JMO 132ème R.I. 22 février 1916
Le grand coup de boutoir d’un début d’offensive nous a donc été épargné, mais nous ne perdons rien pour attendre.
        Pendant quatre mois nos séjours en première ligne presque toujours calmes seront coupés de périodes de réserve et de repos dans les baraquements de Mourmelon. Nous ne verrons pas un seul Allemand alors que nous ne sommes séparés de l’ennemi que par quelques mètres de « no man’s land ». En face de nous c’est certainement une vie grouillante de termites, semblable à la nôtre, mais extérieurement c’est le désert. Seuls les projectiles nous rappellent que ce désert a des yeux et des oreilles. Vie régulière et monotone sans grandes émotions, sans grandes pertes, bien différente de mon premier séjour au front si bref, si dur, pendant lequel je me suis senti si seul. Cette fois j’ai le temps de m’adapter, de connaître les hommes et les lieux, de me lier avec de bons camarades, de faire corps avec mon régiment. Dans mes lettres je m’applique à rassurer ma mère, dont l’amour inquiet voit toujours le pire et qui s’imagine mal cette phase nouvelle, presque paisible de ma vie de combattant. 

Mémoires de Jean Médard, 1970 (3ème partie : La guerre)


Les noms soulignés en jaune (par l'auteur du blog) sont ceux mentionnés par Jean dans ses mémoires ou dans  sa correspondance concernant cette période.
 Source pour la carte : Visquis
 

jeudi 18 février 2016

Front de Champagne, 18 février 1916 – Jean à sa mère

17-2-16
[Jean s’est sans doute trompé en écrivant la date : quand Mathilde lui répond, le 23 février, elle écrit que sa lettre doit dater du 18 et non du 17, puisqu’il y mentionne que c’est son anniversaire.] 

            Maman chérie 

            Je manque un peu de receuillement pour t’écrire, mais je ne veux pas taire plus longtemps mes impressions de voyage et surtout d’arrivée.
            Du voyage tu sais presque tout. Nous nous sommes encore promenés dans Troyes une partie de l’après-midi. Un peu avant 7 heures je me suis rendu chez [Ulric] Draussin, le pasteur de la ville que j’ai connu à Aix-les-Bains, où il soignait ses rhumatismes. Le matin il était très occupé et je l’avais presque trouvé peu gentil. Le soir je suis bien revenu sur mon jugement temeraire. Jolie famille, femme charmante. J’ai passé là une dernière soirée bourgeoise et civile très reposante.
            Nous sommes repartis de Troyes vers 10 heures. Nous avons eu très froid dans le wagon, mais dormi quand même. Le pays est affreux, très plat, très boueux, mais le climat plus agréable que le climat Breton, plus sec et plus froid.
            Nous sommes arrivés aux baraquements du 132e un peu avant 10 heures du matin. Nous attendions une revue du colonel, qui n’a pas eu lieu. Le colonel[1] n’a pas changé depuis les Eparges ; un homme terrible, à l’avis de tous, « vache » comme on dit en terme militaire. Pour moi je n’ai pas à m’en plaindre, n’ayant jamais rien eu à faire avec lui. J’ai retrouvé quelques figures de connaissance. Peu. Surtout celles que j’avais vu au depot. En effet je ne suis pas reversé à mon ancienne compagnie ça m’est egal parce que je n’y connaîtrais probablement pas grand monde. On m’a envoyé à la 5me Cie. Une très bonne. Le lieutenant qui la commande est en permission et remplacé un un ss-lieut., qui a été charmant deux autres sous-lieut ds la Cie ; je t’en parlerai plus tard, je ne les connais absolument pas. En effet les aspirants depuis 6 ou 7 mois ne font plus popote avec les officiers – ordre du colonel. Je ne m’en plaind pas, je serai tellement plus libre, et mes compagnons ont l’air agreables. En particulier un tout jeune adjudant – ne pas confondre avec les adjudants d’active, la mentalité est toute differente. Je ne sais presque rien de lui mais il est sympathique, c’est par lui que je me mets peu à peu au courant. Je partage sa chambre. Ça ne sera pas dur.
            Hier je me suis installé et débarbouillé ; je t’ai dis je crois que nos cantonnements sont aussi bien amenagés que possible, on peut y allumer du feu ; lit, table, banc, étagères, rien n’y manque. C’est presque trop bien.
            Je suis affecté à une section, la 2me, je suis allé voir mes hommes et ai pu causer un moment avec eux. La majorité est composée de Bretons de la classe 15, bons petits garçons. Un breton plus agé, frère des écoles chrétiennes à Singapour[2] est aussi avec moi, infirmier de la section, très aimé par les autres. Mais tous ne sont pas de petits moutons ; j’ai aussi des « as » c’est-à-dire de fortes têtes, en particulier Toussaint[3], un mineur des Ardennes, qui m’a reçu avec enthousiasme, et avec qui je ferai certainement bon ménage, je l’ai connu au depot où il était le plus mauvais soldat ; au front, surtout ds les tranchées, il est peut-être le meilleur ; sauf quand il se « saoule la geule ». Après diner clair de lune superbe dans les pins. Je me croyais presque à Domino, seulement le grondement de la mer est remplacé par celui des canons, et puis au lieu de sable, une boue… pas autant qu’aux Eparges pourtant.
            Cette nuit ou demain nous montons aux tranchées. Ce sera encore une source d’impressions nouvelles. Car la première fois je n’ai pas connu la veritable vie de tranchée.
            J’ai touché le masque contre les gazs ; je suis vraiment joli dessous. Ds ma section deux gentils sergents.
            Ce matin ns avons assisté à la dégradation militaire solenelle d’un soldat devant le bataillon. Un deserteur, condamné à 20 ans de travaux forcés. Il a defilé devant les troupes ; pas sympathique, mais pourtant… le pauvre vieux. Je n’ai pas revu depuis hier mes compagnons de voyage, n’étant pas au même bataillon. A demain, je pense, une nouvelle lettre.
Tendrement à toi 

Jean
 
            Je suis constemment par la pensée au milieu de vous près de toi, maman cherie. C’est ma fête aujourd’hui, j’oubliais. [Il parle de son anniversaire. Jean est né le 18 février 1893.]                                                                       
T.S.V.P.
            Ici on trouve tout ce qu’on veut. Peux-tu m’envoyer encore une 20e de francs. Excuse. C’est la prolongation de depart qui est en cause, et le voyage. J’ai été obligé d’emprunter à [Roger de] La Morinerie.


[1] Il s’agit du colonel Maurel, que Jean aura l’occasion de côtoyer plus tard de très près puisqu’il sera pendant toute une période directement sous ses ordres.
[2] Il s’agit de Louis Brigand, né en 1889 (cf. carnet de Jean Médard).
[3] Albert Jules Charles Toussaint (1890-1918) reviendra plusieurs fois dans la correspondance et dans les mémoires. Jean ne mentionne jamais son prénom, pas même dans son carnet, j'ignore donc le prénom usuel.