mardi 29 juillet 2014

Domino, 29 juillet 1914 – Jean à sa mère


Domino, 29 juillet 1914
Chère maman

Je pense que ce n’est pas sans une certaine émotion que les nouvelles politiques ont été reçues à Cette[1] – par toi spécialement.
            Ici nous avons été tenus au courant par une antenne de télégraphie sans fil placée avant-hier mais c’est ce matin seulement que nous avons appris la nouvelle de la déclaration de guerre entre l’Autriche et la Serbie. Grand émoi. Si les choses allaient plus loin nous serions nombreux à partir. Beaucoup de types séparés de leur famille se demandent comment ils la rejoindront sans argent si le camp était évacué. Bref les petites têtes s’échauffent, les voix montent.
            Grauss qui avait été jusqu’à maintenant au dessous de lui-même a été vraiment bien ce matin au culte et le camp commence à prendre une allure chique.
            Pour moi j’espère de toute mon âme que les choses n’iront pas plus loin et je ne suis pas du tout affolé. J’espère bien qu’il en est de même pour toi. Il ne faut pas se monter la tête.
            Il y a déjà deux heures que nous avons appris les choses et nous n’y pensons plus.
            Meyer fait faire du latin aux types qui préparent leur bachot et je me crois encore sur les bancs du collège en train de faire les Catilinaires.
            Je me suis chargé avec Lestringant de la cuisine ou plutôt, comme ses fonctions lui prenaient toute la journée, je le remplace une fois sur deux. Ce qui fait qu’ici j’ai à peu près  les mêmes fonctions que toi au Lazaret[2]. C’est presque de l’hérédité. Je donne des provisions, je fais l’intermédiaire entre Grauss et la cuisinière mais ma grande fonction consiste à surveiller les hommes de cuisine qui  [quelques mots illisibles, presque complètement effacés par la pliure du papier] et qui tirent volontiers des pieds.
            S’il n’y avait pas ce nuage noir à l’horizon nous passerions de délicieuses journées.
            Sois calme. Si l’horrible chose se fait je partirai en vitesse pour Cette. J’ai sur moi mon livret militaire mais je ne sais pas où je suis affecté.
            Je vous embrasse tous avec toute mon affection.
 
J. Médard
 

[1] Sète. « Cette » était l’orthographe en usage jusqu’en 1927.
[2] Le lazaret protestant de Sète, établissement de santé fondé par le pasteur Lucien Benoît, le grand-père maternel de Jean Médard. La mère de Jean, Mathilde Médard (née Benoît) y avait occupé un emploi après être devenue veuve en 1900.