dimanche 31 août 2014

Fin août 1914 – Pont-Saint-Esprit, rencontre avec Maurice Lafon


Par bonheur peu de jours après mon arrivée j’ai rencontré Maurice Lafon, l’un de mes amis lycéens du groupe de Montauban, fils du pasteur Louis Lafon, qui possédait à trois kilomètres de là une propriété et une vaste demeure pittoresque, la Paillasse. J’y fus accueilli comme un enfant de la maison lorsque je pouvais, le Dimanche en particulier, m’y échapper. L’amitié et l’hospitalité des Lafon atténuèrent beaucoup pour moi ces premières semaines éprouvantes de mobilisation. Elles étaient d’autant plus éprouvantes que les nouvelles de la guerre étaient mauvaises. La censure et la propagande ne pouvaient pas dissimuler nos échecs en Belgique et l’impressionnant recul de nos armées du nord-ouest. D’une passerelle qui surmontait la ligne de chemin de fer nous voyions défiler d’innombrables trains de blessés et les rubriques nécrologiques des journaux la liste des « morts pour la France » s’allongeait indéfiniment.

Mémoires de Jean Médard, 1970 (2ème partie : Enfance et jeunesse)

samedi 30 août 2014

Sète, fin août 1914 – Mathilde à son fils


[Feuillet isolé, classé par Jean après la lettre du 29 août.]



[...] relief qu’elle ; j ai Karine [Karin Möller] avec moi et cela m’est une douceur et une force pr supporter bien des avanies qui parfois me feraient tout planter.

            Ton beau-frère a de nouveau un antraxe et souffre beaucoup. Suzie est très demoralisée car elle l’a fait soigner par le docteur Crémieux qui manque de précaution et de propreté dit elle.
            Hier elle était à la gare pour panser des blessés de passage. Elle s’est démenée pr en faire accepter un d’urgence à Cette un pauvre diable qui perdait tout son sang et s’en allait grand train ; elle a obligé le major à lui faire une piqûre d’ergotine et voudrait bien savoir ce qu’il est advenu de lui.
            Les moins blessés demandaient du pain. Le fort regorge de prisonniers Allemands il y a de pauvres diables qui n’ont pas l’air méchants parait-il et qui maudissent leur Empereur. La ville ne désemplit pas de troupes de passage : maintenant ce sont les noirs, des noirs comme je n’en ai jamais vus, le cirage bien noir n’obtiendrait pas ce brillant là et ils ont si peu l’air farouches ! Il faut leur toucher la main !! Ils veulent manger de l’Allemand…
            On les dirige vers Paris, il paraît. Pauvre capitale comme la voilà menacée, cela fait trembler. Allons ns assister à un terrible siège comme en 70 et aussi meurtrier ?
            T’ai-je dit qu’on avait eu des nouvelles de Lucien [Lucien Benoît, cousin germain de Jean] après les combats du 14, 15 et 16. Celui-ci effrayant, horrible ; aucune imagination ne peut le réaliser. De nuit, par la pluie diluvienne, ils ont ramassé leurs blessés et enterré leurs morts. Le 24 son beau [...]
 

vendredi 29 août 2014

Sète, 29 août 1914 – Mathilde à son fils

Cette le 29 Août 1914
            Mon fils chéri 
 
            Tu n’auras pas une lettre tous les jours ces temps ci et j’en suis toute peinée. C’est que mon temps est bien pris sais-tu ! Je m’étonnais aussi de n’avoir rien ce matin et me voilà toute joyeuse ce soir de te savoir tjours en bonne santé et tjours courageux et vaillant. Que Dieu veuille que tout soit bien.
            Ma vie n’est guère intéressante dans sa monotonie.
            Je pars tous les jours à 9 [?] heures pr le Lazaret où je couds jusqu’à six heures et demie.
            Le travail a été terminé et je me suis réservée cette journée pr rester chez moi et coudre avec Eugénie pr ta sœur qui est un peu à court de vêtements. On lui fait un plastron avec un gilet à toi et une pèlerine pr secourir dans la rue sur ces tenues d’infirmière.
            Je dois cependant aller à 6 h. donner du linge propre à mes soldats malades. Tjours pas de blessés. Ns n’en aurons parait-il que lorsque les troupes algériennes auront fini de débarquer ici. Si tu savais quel aspect donne à la ville tous ces costumes bigarrés et la tristesse de ce spectacle à côté de sa beauté ! Que de chair à canons !
            Il y a parmi ces demi sauvages de si belles figures ! des gens brillants d’intelligence. Hier l’un d’eux, un Marocain s’émerveillait devant la montre de Karine Möller [Karin Möller][1]. Il était monté en tramway et ns avons du payer pr lui. Il ne savait pas qu’il fallait donner de l’argent et il n’en avait pas !! A sept heures bien qu’horriblement fatiguée je suis allée avec Karine jusqu’à la plage les voir camper.  
            C’était un émerveillement des yeux. Tous ces jolis petits chevaux harnachés de rouge. Les grands turbans, les grands manteaux flottants. Ces males figures bronzées, tout cela grouille mais travaille dur. Moi veux tuer tous Allemands disait l’un.


Source : Archives départementales de l'Hérault en ligne. Cartes postales.

           Grande surprise et agréable surprise Jeudi matin. Un tirailleur Algérien sonne et demande Mme Médard ! C’était Marcel Pouget. Un brave, je t’assure. Il a demandé à partir malgré sa situation de contrôleur civil (Préfet) ou sous-préfet suivant le poste, à Kérouan. Il s’est fait remplacer et part comme simple soldat à l’émerveillement de ses subordonnées qui marchent à ses côtés et couchent avec lui sur la paille. Ns l’avons eu à déjeuner naturellement. Ce soir il n’a pas pu venir mais après le diner il était encore là et Hugo et Suzie ont voulu l’avoir chez eux pr la nuit.
            Le lendemain il devait être des notres mais sa mère ayant été prévenue de sa présence par dépêche est venue le voir ainsi que son frère ; elle l’a accompagné hier matin ici et ns ns sommes faits de tristes adieux. Reviendra-t-il il en doute lui-même car il est dans un corps qui se donne sans compter. Il est secrétaire du commandant, plus exposé encore par les ordres à porter !
            Je t’écrirai encore demain, je ne te dis rien de mes sentiments. Comme toi, je vis une autre vie et ce que tu sens je le sens vivement jusqu’à la souffrance et combien cruelle ! Les journaux depuis hier remontent mon courage. Mais les morts, les sacrifiés ne reviendront pas et ils seront légion. Rey-Lescure[2] est mort laissant six enfants, le fils Lavergne. Rien ne pourra dans les annales de l’histoire être comparé à cette guerre. Bien bas peut être en lache je dis au Bon Dieu. Que mon fils ne parte pas.
            Tante Anna au contraire demande que Pierre [Benoît] arrive à temps[3]. C’est une grandeur d’âme que j’atteinds pas. Je cours au Lazaret et je t’embrasse mon fils avec la plus grande tendresse Pauvre femme de Pont St Esprit je prie que son fils lui soit rendu.
            As-tu eu la lettre de Loux dans une des miennes ?


[1] Karine Möller, jeune Suédoise, dont les parents vivaient à Zürich. L’orthographe d’origine de son prénom était « Karin ». Sa présence sera plusieurs fois mentionnée en même temps que d’autres familles protestantes sétoises (les Pont, les Herrmann, les Auriol). Une lettre de Mathilde du 7 novembre 1918 nous apprendra à la fois l’existence et la mort d’un oncle de Karine vivant à Sète.
[2] Paul Rey-Lescure (1871-1915) : cousin par alliance de Mathilde. Il avait en fait été fait prisonnier. Il est mort en captivité le 23 janvier 1915 à Sarrebrück. (Source : Mémorial Gen-Web http://www.memorial-genweb.org/ )
[3] Il était médecin à bord d’un paquebot des Messageries maritimes et résidait en Australie.  

mardi 26 août 2014

Sète, 26 août 1914 – Mathilde à son fils

Cette 26 Août 1914

            Comme suite à ma première carte.

Mme G. m’a dit que tu étais si bien, t’employant à encourager autour de toi. C’est bien, je suis si heureuse que tu supportes bien les premiers jours difficiles.

            Je ne te vois pas lavant tes chemises, par peur que cette lessive soit insuffisante. Ne peux-tu les faire laver ? Dis moi quand tu auras besoin d’un peu d’argent.

Ici les grands navires déversent tjours des soldats africains ! Ce sont les zouaves, en ce moment qui défilent en long ruban le long de nos quais. Ils sont braves et vaillants tous paraissent heureux d’aller défendre la patrie notre pauvre chère patrie !

Georges Michel a été blessé à la figure sa mère est partie pr le voir.

            Le fils Lavergne de Nîmes est mort.

            Je te quitte bien vite et je retourne au Lazaret.     

samedi 23 août 2014

Pont-Saint-Esprit, 23 août 1914 – Jean à sa mère

Pont St Esprit Dimanche 23 Aout 1914
Chère maman 
 
            Je profite du passage de Monsieur et Madame Gueillet pour t’adresser encore quelques mots.
            Je suis evidement beaucoup mieux que les premiers jours. D’abord parce que je commence à m’acclimater, ensuite parce que les choses se tassent un peu.
            C’est ainsi que la nourriture est devenue largement suffisante. D’ailleurs j’use largement de tes provisions et de suplement surtout des fruits qui sont ici étonnement bon marché (gros melon pour 2 sous, une livre de raisins pour 4 sous etc).
            Matérielement, je suis aussi bien que possible et je me porte pas mal.
            Moralement je ne suis pas encore trop abruti mais je souffre que les petites préoccupations de chaque jour absorbent toutes mes pensées, mes désirs etc.
            Il est extraordinairement difficile de se receuillir ici et pourtant on en aurait besoin + que jamais.
            Quoique les journées soient longues et les nuits courtes, les heures sont bien remplies, par de petits travaux surtout.
            Hier première petite marche avec sac et fusil. Je m’en suis tiré sans aucune fatigue. Ce matin pour la première fois j’ai fait ma lessive. Les chemises de flanelle sont bien difficiles à laver, et l’eau ds laquelle ns lavons est si crasseuse.
 
Dimanche
Aujourd’hui j’ai peur que ns ne soyons pas libres avant 5 heures du soir.
            Dis à Hugo que j’ai vu et j’ai encore à côté de moi Albert l’employé d’E. Houter[1] qui est venu de Montélimar voir son ami Moutet.
            On fait un chahut terrible autour de moi. La soupe arrive, les gamelles se remplissent, vrai repas de fauves. Je te quitte pour prendre ma part et t’embrasse de tout mon cœur.
 
Jean
24/       Je viens encore de recevoir te lettre du 22. Que tu es chique de me gâter ainsi, même celle de Suzon aussi. Merci. Merci. Continuez, vous ne pouvez croire le plaisir que vs me faites. Les lettres adressées au 55 sont arrivés mais il faut mieux mettre 255 de res. 
 
Baisers

[1] Edouard Houter, le mari d’Annie Busck, une cousine germaine de Jean (fille d’Axel Busck et de Fanny Benoît épouse Busck).

vendredi 22 août 2014

Sète, 22 août 1914 – Mathilde à son fils

 Cette le 22 Août 1914
Mon cher bien aimé  

            Ta lettre du 20 m’arrive à l’instant. Pourquoi ne reçois-tu pas les miennes ? A Aix je t’ai écrit longuement à Pont-St-Esprit l’adresse, je l’ai su par la femme de Jean Jacques, devait être inexacte tu me dis que tu es au 55e régiment c’est 255 de réserve parait-il[1]. Voilà peut être la cause mais je suis désolée et ai le cœur bien gros.
            Je te plaignais aussi peut être un peu trop dans ma dernière épitre si on a lu cela on a trouvé que ce n’étais pas bien car d’autres sont bien plus à plaindre que toi.
            J’ai reçu de toi 2 lettres maintenant et 2 cartes d’Aix. Je n’ai pas pu t’écrire aussi souvent que je l’aurais voulu, je te disais combien je suis prise, absorbée, occupée heureusement pr moi que deviendrais-je sans cela ! Après avoir fait un long et minutieux inventaire du matériel du Lazaret, la première partie toute seule les Brun étant retenus par des officiers à loger, j’ai été engagée par le major Louvrier au service de l’Hopital militaire pr la direction de la lingerie (ce qui est une grosse affaire ! car il faut tout d’abord l’organiser) et aussi pr le soin des malades, il y en a quatorze qui ne sont pas blessés, mais meurtris ou malades. L’un d’eux a tiré la première mitrailleuse et en a tué 10 pr son compte ! Tous paraissent me considérer beaucoup et sont pleins d’égards. Je passe là-bas mes journées en partie, je me suis réservé cette matinée pr t’écrire.
            Comme toi je suis écœurée de bien des choses ! par exemple (rivalité entre les hopitaux) la Croix Rouge accapare tout, toutes les bonnes volontés et pourvu [?] qu’elle soit un modèle d’organisation elle se moque des autres et [mot illisible] des blessés qui sont affectés aux autres hopitaux. Elle n’a que des infirmières diplomées malgré cela elle prend toutes les personnes de bonne volonté qui accourent là parce qu’elles y sont plus en vue et portent le brassard.
Source : Archives départementales de l'Hérault en ligne.
Cartes postales.
            J’ai eu une scène d’un major en plein tram, une scène affreuse sur l’ignominie des dames de Cette et je me suis mise en campagne pr chercher du monde : Mr Brun surtout a battu le appel et j’avais hier quelques dames pr m’aider à coudre les cordons, consolider les boutons aux chemises, tamponner le linge, arranger dans les armoires. J’ai envoyé l’excédent des bonnes volontés au Lazaret catholique. Mme Frisch et Suzie mises au fait par moi ont fait du chambard à la Croix Rouge où il n’y a encore aucun blessé et sont disposés à venir nous aider. Ton beau-frère et ta sœur viennent ici prendre leurs repas à ce moment là seulement je les vois, Suzie est très prise de son côté. Je ne leur suis donc pas à charge, je crois que c’est le contraire. Nous pensons à toi et parlons bcoup de toi ! et lorsque la pensée et trop forte je pense à ceux qui se battent déjà. Borel qui a passé pr mort, grâce à Dieu on a eu hier des nouvelles mais il se bat, Brun [Georges Brun, condisciple de Jean au collège de Sète] qui est aux avants postes. Marcel Péridier que l’on dit mort aussi !

            Tu ne peux te faire une idée du mouvement de troupe qui a passé dans notre ville. Il y a encore aujourd’hui des Marocains que la Medjuda [?] a amenés.

            Ils bivouaquent sur les quais en dansant leurs danses étranges.

            Hier j’étais en tram avec quelques braves qui venaient du Maroc et ne raisonnaient pas comme les jeunes recrues qui sont avec toi ! Je veux bien que l’on me troue la peau  nous disait l’un d’eux mais je veux vendre chèrement ma vie et en tuer le plus possible et tous mes camarades parlent ainsi.

            Je suis allée Dimanche à Montpellier avec Rudy [Busck] ; je voulais, puisqu’il le désirait, lui consacrer cette journée, heureuse aussi de laisser mon jeune ménage seul.
            Bon accueil des Eugène [Leenhardt], ils ne savent rien de Robert. Rudy a enfin été accepté, il est parti lundi pour Orange et ns avons eu une carte.
            Tante Anna   [Anna Benoît (née Bertrand), belle-sœur de Mathilde]  est arrivée avant-hier. Très bonne et affectueuse. Notre revoir nous a laissé cependant une pénible impression : elle n’a pas fait mention du mariage de Suzie comme si rien ne s’était passé et moi je n’ai parlé de rien. Hugo et Suzie sont venus les voir avec moi on les a reçus comme s’ils étaient encore fiancés. Tante Anna m’avait écrit et m’avait dit qu’elle était loin de se douter que ns étions ans la joie quand elles étaient dans les larmes ! Quelle joie n’est-ce pas ?
            Ces dames vont passer quelques temps à Gigean. J’ai reçu une pressante invitation des Marc [Marc Benoît, un des frères de Mathilde]. Ce serait bon pr moi ; [mot illisible] et avantageux ! mais ne trouves-tu pas que mon devoir est ici ? Où je puis être utile. Quand mes ressources seront épuisées[2], quelque âme charitable me recevra alors.
            Dis moi mon bien aimé si tu as ce qu’il te faut. Si tes chemises ne sont pas trop chaudes, si je puis t’envoyer des provisions. Etes-vous toujours  sur la paille ? êtes-vous suffisamment nourris ?
            Je te supplie toujours de ne pas économiser pr ta nourriture. Je veux que tu manges à ta faim. Mes pensées te suivent tout le long du jour. Près de toi je fais cette promenade solitaire qui doit être, je le comprends, le bon moment de la journée.
            J’ai eu hier parait-il la visite d’une dame marchande d’étoffe ici qui a son fils à Pont-St-Esprit et qui n’ayant pas de nouvelle depuis quelques jours est venue aux renseignements. Je vais tacher de la voir aujourd’hui.
            De Lucien [Lucien Benoit, neveu de Mathilde] on ne sait rien depuis huit jours. Les lettres de Pierre [Pierre Benoit, frère de Lucien]  ne parlent pas de nos douloureux évènements, il ne sait rien encore du moins lorsque sa dernière lettre est partie[3]. Sa mère [la "tante Anna"] le plaind de ne pouvoir aller se battre.
            Je prie Dieu pour tous et trouve enfin des élans qui me soutiennent pr bien des heures sombres. Ma maison si vide si vide surtout de toi me parait moins vide et je prie surtout pour mon grand garçon que j’aime peut être d’une tendresse trop passionnée.
            Ne me cache rien mon fils et si tu souffres dis le moi pr que je souffre avec toi.
            Hugo et Suzie qui sont là pour déjeuner t’envoient des tendresses Suzie t’a écrit hier ; elle m’accompagne au Lazaret où j’ai hâte de me rendre.
            De ton oncle Georges[4] aucune nouvelle… il est au XVIIe corps. Très joli costume dit tante Anna. Très belle mission surtout. Marcelle Binet [fille d’une cousine de Mathilde] s’est mariée deux heures avant le départ de son mari.
            Mon bien aimé fils, je t’embrasse bien bien tendrement. Je t’écrirai encore demain. 
 
Ta mère
 
  
Flashback
  
Dans le haut de la ville [rue Caraussanne] habitaient mes grands-parents maternels "bon papa" et "bonne maman" Benoît [avant leur mort, en 1906 pour Caroline Leenhardt et en 1908 pour Lucien Benoît] ; en face de l'Esplanade le frère aîné de ma mère, Victor Benoît, sa femme, tante Anna et leurs quatre enfants. Les rapports familiaux étaient étroits, fréquents et affectueux.
Les Victor Benoît étaient aussi pour nous une seconde famille. Ils habitaient au troisième étage d'une maison qui dominait  l'Esplanade et leur maison était un peu la nôtre. Il ne se passait pas de semaine sans que nous prenions un ou plusieurs repas chez eux. Lui était directeur à Sète de la banque Castelnau. Elle, Alsacienne d'origine, ayant perdu ses parents très jeune avait adopté la famille de son mari et avait été adopté par elle sans réserve. Elle régentait totalement son foyer, me semble-t-il, et passablement le nôtre. Ma mère était très sensible à l'opinion de "tante Anna". Elle m'aimait beaucoup, moins ma sœur qui, très jeune, a regimbé et contesté son autorité. Lucien, le fils aîné, était celui de leurs quatre enfants avec lequel nous avions le moins de rapports. Plus âgé que moi d'une dizaine d'années, préparant les grandes écoles ou élève de Polytechnique, il était rarement à Sète. Par contre les autres étaient pour nous des frères et des sœurs ; moins Laure, déjà une jeune fille, et qui fut quelque temps en pension en Suisse, mais certainement Pierre qui était de cinq ans mon aîné, un certain temps au Collège en même temps que moi et surtout Madeleine, ma contemporaine.
            Les Victor Benoît, comme les Busck, vivant assez largement, aidaient généreusement ma mère à vivre et à nous élever. Ma mère n'avait en effet comme ressource que son infime retraite de veuve de pasteur, d'un pasteur mort très jeune. Elle a bien essayé un certain temps pour se suffire à elle-même de représenter quelques maisons de café, de thé ou de chocolat. Mais cette activité, qu'elle considérait d'ailleurs comme un peu humiliante, ne lui a rapporté que fort peu de chose. Elle n'avait été aucunement préparée par son éducation à gagner sa vie. Elle écrivait d'une manière charmante, jouait du piano agréablement mais n'était nullement formée pour la lutte pour la vie. Elle avait une nature très féminine, avait fait une excellente maîtresse de maison, excellente épouse et mère de famille, mais avait toujours compté sur son mari pour mener la barque. Elle manquait de confiance en elle-même et avait de la peine à prendre une décision. Il ne lui venait pas à l'idée de prendre la barre elle-même. Heureusement elle a pu s'appuyer après la mort de son mari sur son père, puis sur son frère aîné [Victor Benoît], plus tard sur mon beau-frère [Hugo Ekelund] et sur moi.  
 
Mémoires de Jean Médard, 1970 (2ème partie : Enfance et jeunesse)  


[1] Jean a bien été incorporé au 55ème régiment d’infanterie. Le 255ème était le régiment de réserve issu du 55ème, régiment d’active parti au front le 7 août.
[2] Mathilde était, depuis 1900, veuve du pasteur Pierre Médard. Après la mort de son mari, elle était retournée, avec ses enfants Jean et Suzanne, vivre dans la maison de ses parents, le pasteur Lucien Benoît, fondateur du Lazaret protestant de Sète, et Caroline Leenhardt épouse Benoît. Après la mort de ses parents, elle s’était installée dans un appartement quai sud de Château d’eau. Elle n’avait pas de ressources propres.
[3] Pierre Benoit, cousin germain de Jean (fils de sa tante Anna) était médecin des Messageries maritimes sur un paquebot assurant la liaison Sydney-Nouméa. Il demeurait à Sydney. (Source : Gilles Morlock, Pierre Benoît, notice biographique.)
[4] Georges Benoît, frère de Mathilde. Pasteur. Il était mobilisé comme aumônier militaire.

mercredi 20 août 2014

Pont-Saint-Esprit, 20 août 1914 – Jean à sa mère

Jeudi 20 Août 1913 [sic pour 1914]
            Ma chère Maman 

            Mes lettres te parviennent-elles ? J’en doute. Nous sommes comme separés du reste du monde, presque sans nouvelle. Un télégramme de sa famille apprend chaque jour à un type qu’on est sans nouvelles de lui. (Naturellement, je n’ai rien de toi.)
            J’écris quand même. Il faut bien que les lettres finissent par arriver.
            Ma vie ici n’est pas encore monotone. L’instalation et l’acclimatation a été longue et maintenant le travail fait rapidement passer le temps. Il pleut.
            Comme j’en étais sur d’avance, l’experience ne me donne pas plus de sympathie pour la vie militaire C’est fastidieux et bête de faire l’exercice pendant des heures de suite. Mais c’est indispensable pour apprendre à tuer proprement son prochain. Ne crois pas que je devienne anti-patriote. Le chauvinisme anti-Xtien de Brun [Georges Brun, fils du pasteur de Sète et condisciple de Jean] me choque autant que l’air blasé embeté indiferent de la plupart de mes camarades de chambrée. Vraiment le Midi n’est pas patriote. Ils sont tous tellement absorbés et préoccupés par leur nouveau genre d’existence que tout ce qui n’est pas eux leur parait étranger. La guerre semble ne les interesser que pour savoir si ils partiront. Et je t’assure qu’ils ne le desirent pas. Puis il faut voir comment tous ces types elevés à la douillette (car ils sont presque tous étudiants) supportent la paille, la gamelle et autres incommodités du regiment. A ce pt de vue là les camps de vacances sont de rudement bonnes écoles. C’est tout ce qui m’interesse ici : la vie simple à laquelle ns sommes astreints et que je supporte facilement.

Source : Mémoires des hommes - Morts pour la France
            Tout le monde ns dit que nous ne partirons pas avant deux mois.
            Le matin tant qu’on fait de la marche ou de l’exercice dans la campagne, je suis content. Ce qui m’embête c’est le maniment d’armes aux portes de la ville. Pour me permettre de le supporter, il me faut bien l’idée que c’est temps de guerre et que ça a une utilité (Et quelle utilité). En temps de paix je ne m’en serais jamais rendu compte.
            Parmi mes camarades il y a quelques Cettois (Escafit, Figoli, Jean-Jacques[1]) Montpellerains, gens de l’Aude.
            Il y a Moutet un des phénomènes du camp de vacances de Gourdouze[2] beaucoup moins phénom. qu’autrefois, en somme le + agréable, celui avec qui je sors. Il parait que Gueillet est dans les murs, mais je ne l’ai pas encore vu.
            Ns déjeunons à 10 heures. Jusqu’à 5 h ns sommes consignés. Rarement exercice. Le + souvent ns restons sur la paille à recoudre le bouton de notre capote ou de notre pantalon rouge, à netoyer notre fusil, à faire notre paquetage, et, quand nous en avons le temps à lire et à écrire. Après dîner (5 h) c’est l’heure exquise. Je sors seul quand je puis et je vais me balader dans la campagne jusqu à la nuit. Le long du Rhône, qui est splendide à Pt-St-Esprit, dans les collines qui sont toutes bleutées, plantées de cyprès et d’oliviers et qui font penser à de mélancholiques paysages d’Italie.
            Toujours les très belles lignes des Alpes avec le Ventoux assez proche qui domine tout.
            A 9 heures coucher jusqu’à 3 heures ½ ou 4 ½.
            Et toi, et vous. Je t’assure que c’est une des choses les plus pénibles d’être sans nouvelles de tout le monde. Je t’assure que le premier mot que je recevrai sera accueilli avec joie. Raconte-moi tout en détail. Je ne crois pas que les lettres se perdent complètement. Elles finiront toujours par arriver.
            Jean-Jacques aussi suporte très placidement son sort. Il se tire très bien de tout.
            Je t’embrasse avec toute mon affection de fils isolé qui pense souvent au foyer avec mélancholie.
Jean

Baisers à Alice, Suzon et Hugo. Donne moi des nouvelles des membres de la famille si tu en as.
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Adresse : Jean Médard
jeune soldat
55 régiment d’infanterie
de réserve (ou 255)
29ème compagnie
Pont-St-Esprit (Gard)             

[1] Auguste Escafit (1893- ?), matricule 961 et Joseph Figoli (1893-1916), matricule 549.  (Source : Archives départementales de l’Hérault en ligne. Registres matricules). Le patronyme de « Jean-Jacques » n’est malheureusement jamais mentionné.
[2] Camp de la Fédé auquel Jean avait participé en 1909.

mardi 19 août 2014

Août 14 – Pont-Saint-Esprit, 255ème de réserve

             Cette bourgade [Pont Saint Esprit], au bord du Rhône, ne manquait pas de charme avec ses collines grises ou bleutées, ses oliviers, ses figuiers, ses cyprès et, de l’autre côté du Rhône la silhouette du Ventoux ; mais notre instruction militaire sous la direction de sous-officiers grossiers et bornés et, bien que les rapports humains avec mes compagnons de chambrée aient été faciles et même cordiaux, la proximité avec certaines recrues braillardes et souvent ivres l’était beaucoup moins. La nourriture était insuffisante, le pain moisi, mais nous pouvions acheter pour deux sous de superbes melons de Cavaillon, dont les transports militaires empêchaient l’exportation.
 
Mémoires de Jean Médard, 1970 (2ème partie : Enfance et jeunesse)