vendredi 22 août 2014

Sète, 22 août 1914 – Mathilde à son fils

 Cette le 22 Août 1914
Mon cher bien aimé  

            Ta lettre du 20 m’arrive à l’instant. Pourquoi ne reçois-tu pas les miennes ? A Aix je t’ai écrit longuement à Pont-St-Esprit l’adresse, je l’ai su par la femme de Jean Jacques, devait être inexacte tu me dis que tu es au 55e régiment c’est 255 de réserve parait-il[1]. Voilà peut être la cause mais je suis désolée et ai le cœur bien gros.
            Je te plaignais aussi peut être un peu trop dans ma dernière épitre si on a lu cela on a trouvé que ce n’étais pas bien car d’autres sont bien plus à plaindre que toi.
            J’ai reçu de toi 2 lettres maintenant et 2 cartes d’Aix. Je n’ai pas pu t’écrire aussi souvent que je l’aurais voulu, je te disais combien je suis prise, absorbée, occupée heureusement pr moi que deviendrais-je sans cela ! Après avoir fait un long et minutieux inventaire du matériel du Lazaret, la première partie toute seule les Brun étant retenus par des officiers à loger, j’ai été engagée par le major Louvrier au service de l’Hopital militaire pr la direction de la lingerie (ce qui est une grosse affaire ! car il faut tout d’abord l’organiser) et aussi pr le soin des malades, il y en a quatorze qui ne sont pas blessés, mais meurtris ou malades. L’un d’eux a tiré la première mitrailleuse et en a tué 10 pr son compte ! Tous paraissent me considérer beaucoup et sont pleins d’égards. Je passe là-bas mes journées en partie, je me suis réservé cette matinée pr t’écrire.
            Comme toi je suis écœurée de bien des choses ! par exemple (rivalité entre les hopitaux) la Croix Rouge accapare tout, toutes les bonnes volontés et pourvu [?] qu’elle soit un modèle d’organisation elle se moque des autres et [mot illisible] des blessés qui sont affectés aux autres hopitaux. Elle n’a que des infirmières diplomées malgré cela elle prend toutes les personnes de bonne volonté qui accourent là parce qu’elles y sont plus en vue et portent le brassard.
Source : Archives départementales de l'Hérault en ligne.
Cartes postales.
            J’ai eu une scène d’un major en plein tram, une scène affreuse sur l’ignominie des dames de Cette et je me suis mise en campagne pr chercher du monde : Mr Brun surtout a battu le appel et j’avais hier quelques dames pr m’aider à coudre les cordons, consolider les boutons aux chemises, tamponner le linge, arranger dans les armoires. J’ai envoyé l’excédent des bonnes volontés au Lazaret catholique. Mme Frisch et Suzie mises au fait par moi ont fait du chambard à la Croix Rouge où il n’y a encore aucun blessé et sont disposés à venir nous aider. Ton beau-frère et ta sœur viennent ici prendre leurs repas à ce moment là seulement je les vois, Suzie est très prise de son côté. Je ne leur suis donc pas à charge, je crois que c’est le contraire. Nous pensons à toi et parlons bcoup de toi ! et lorsque la pensée et trop forte je pense à ceux qui se battent déjà. Borel qui a passé pr mort, grâce à Dieu on a eu hier des nouvelles mais il se bat, Brun [Georges Brun, condisciple de Jean au collège de Sète] qui est aux avants postes. Marcel Péridier que l’on dit mort aussi !

            Tu ne peux te faire une idée du mouvement de troupe qui a passé dans notre ville. Il y a encore aujourd’hui des Marocains que la Medjuda [?] a amenés.

            Ils bivouaquent sur les quais en dansant leurs danses étranges.

            Hier j’étais en tram avec quelques braves qui venaient du Maroc et ne raisonnaient pas comme les jeunes recrues qui sont avec toi ! Je veux bien que l’on me troue la peau  nous disait l’un d’eux mais je veux vendre chèrement ma vie et en tuer le plus possible et tous mes camarades parlent ainsi.

            Je suis allée Dimanche à Montpellier avec Rudy [Busck] ; je voulais, puisqu’il le désirait, lui consacrer cette journée, heureuse aussi de laisser mon jeune ménage seul.
            Bon accueil des Eugène [Leenhardt], ils ne savent rien de Robert. Rudy a enfin été accepté, il est parti lundi pour Orange et ns avons eu une carte.
            Tante Anna   [Anna Benoît (née Bertrand), belle-sœur de Mathilde]  est arrivée avant-hier. Très bonne et affectueuse. Notre revoir nous a laissé cependant une pénible impression : elle n’a pas fait mention du mariage de Suzie comme si rien ne s’était passé et moi je n’ai parlé de rien. Hugo et Suzie sont venus les voir avec moi on les a reçus comme s’ils étaient encore fiancés. Tante Anna m’avait écrit et m’avait dit qu’elle était loin de se douter que ns étions ans la joie quand elles étaient dans les larmes ! Quelle joie n’est-ce pas ?
            Ces dames vont passer quelques temps à Gigean. J’ai reçu une pressante invitation des Marc [Marc Benoît, un des frères de Mathilde]. Ce serait bon pr moi ; [mot illisible] et avantageux ! mais ne trouves-tu pas que mon devoir est ici ? Où je puis être utile. Quand mes ressources seront épuisées[2], quelque âme charitable me recevra alors.
            Dis moi mon bien aimé si tu as ce qu’il te faut. Si tes chemises ne sont pas trop chaudes, si je puis t’envoyer des provisions. Etes-vous toujours  sur la paille ? êtes-vous suffisamment nourris ?
            Je te supplie toujours de ne pas économiser pr ta nourriture. Je veux que tu manges à ta faim. Mes pensées te suivent tout le long du jour. Près de toi je fais cette promenade solitaire qui doit être, je le comprends, le bon moment de la journée.
            J’ai eu hier parait-il la visite d’une dame marchande d’étoffe ici qui a son fils à Pont-St-Esprit et qui n’ayant pas de nouvelle depuis quelques jours est venue aux renseignements. Je vais tacher de la voir aujourd’hui.
            De Lucien [Lucien Benoit, neveu de Mathilde] on ne sait rien depuis huit jours. Les lettres de Pierre [Pierre Benoit, frère de Lucien]  ne parlent pas de nos douloureux évènements, il ne sait rien encore du moins lorsque sa dernière lettre est partie[3]. Sa mère [la "tante Anna"] le plaind de ne pouvoir aller se battre.
            Je prie Dieu pour tous et trouve enfin des élans qui me soutiennent pr bien des heures sombres. Ma maison si vide si vide surtout de toi me parait moins vide et je prie surtout pour mon grand garçon que j’aime peut être d’une tendresse trop passionnée.
            Ne me cache rien mon fils et si tu souffres dis le moi pr que je souffre avec toi.
            Hugo et Suzie qui sont là pour déjeuner t’envoient des tendresses Suzie t’a écrit hier ; elle m’accompagne au Lazaret où j’ai hâte de me rendre.
            De ton oncle Georges[4] aucune nouvelle… il est au XVIIe corps. Très joli costume dit tante Anna. Très belle mission surtout. Marcelle Binet [fille d’une cousine de Mathilde] s’est mariée deux heures avant le départ de son mari.
            Mon bien aimé fils, je t’embrasse bien bien tendrement. Je t’écrirai encore demain. 
 
Ta mère
 
  
Flashback
  
Dans le haut de la ville [rue Caraussanne] habitaient mes grands-parents maternels "bon papa" et "bonne maman" Benoît [avant leur mort, en 1906 pour Caroline Leenhardt et en 1908 pour Lucien Benoît] ; en face de l'Esplanade le frère aîné de ma mère, Victor Benoît, sa femme, tante Anna et leurs quatre enfants. Les rapports familiaux étaient étroits, fréquents et affectueux.
Les Victor Benoît étaient aussi pour nous une seconde famille. Ils habitaient au troisième étage d'une maison qui dominait  l'Esplanade et leur maison était un peu la nôtre. Il ne se passait pas de semaine sans que nous prenions un ou plusieurs repas chez eux. Lui était directeur à Sète de la banque Castelnau. Elle, Alsacienne d'origine, ayant perdu ses parents très jeune avait adopté la famille de son mari et avait été adopté par elle sans réserve. Elle régentait totalement son foyer, me semble-t-il, et passablement le nôtre. Ma mère était très sensible à l'opinion de "tante Anna". Elle m'aimait beaucoup, moins ma sœur qui, très jeune, a regimbé et contesté son autorité. Lucien, le fils aîné, était celui de leurs quatre enfants avec lequel nous avions le moins de rapports. Plus âgé que moi d'une dizaine d'années, préparant les grandes écoles ou élève de Polytechnique, il était rarement à Sète. Par contre les autres étaient pour nous des frères et des sœurs ; moins Laure, déjà une jeune fille, et qui fut quelque temps en pension en Suisse, mais certainement Pierre qui était de cinq ans mon aîné, un certain temps au Collège en même temps que moi et surtout Madeleine, ma contemporaine.
            Les Victor Benoît, comme les Busck, vivant assez largement, aidaient généreusement ma mère à vivre et à nous élever. Ma mère n'avait en effet comme ressource que son infime retraite de veuve de pasteur, d'un pasteur mort très jeune. Elle a bien essayé un certain temps pour se suffire à elle-même de représenter quelques maisons de café, de thé ou de chocolat. Mais cette activité, qu'elle considérait d'ailleurs comme un peu humiliante, ne lui a rapporté que fort peu de chose. Elle n'avait été aucunement préparée par son éducation à gagner sa vie. Elle écrivait d'une manière charmante, jouait du piano agréablement mais n'était nullement formée pour la lutte pour la vie. Elle avait une nature très féminine, avait fait une excellente maîtresse de maison, excellente épouse et mère de famille, mais avait toujours compté sur son mari pour mener la barque. Elle manquait de confiance en elle-même et avait de la peine à prendre une décision. Il ne lui venait pas à l'idée de prendre la barre elle-même. Heureusement elle a pu s'appuyer après la mort de son mari sur son père, puis sur son frère aîné [Victor Benoît], plus tard sur mon beau-frère [Hugo Ekelund] et sur moi.  
 
Mémoires de Jean Médard, 1970 (2ème partie : Enfance et jeunesse)  


[1] Jean a bien été incorporé au 55ème régiment d’infanterie. Le 255ème était le régiment de réserve issu du 55ème, régiment d’active parti au front le 7 août.
[2] Mathilde était, depuis 1900, veuve du pasteur Pierre Médard. Après la mort de son mari, elle était retournée, avec ses enfants Jean et Suzanne, vivre dans la maison de ses parents, le pasteur Lucien Benoît, fondateur du Lazaret protestant de Sète, et Caroline Leenhardt épouse Benoît. Après la mort de ses parents, elle s’était installée dans un appartement quai sud de Château d’eau. Elle n’avait pas de ressources propres.
[3] Pierre Benoit, cousin germain de Jean (fils de sa tante Anna) était médecin des Messageries maritimes sur un paquebot assurant la liaison Sydney-Nouméa. Il demeurait à Sydney. (Source : Gilles Morlock, Pierre Benoît, notice biographique.)
[4] Georges Benoît, frère de Mathilde. Pasteur. Il était mobilisé comme aumônier militaire.