vendredi 29 août 2014

Sète, 29 août 1914 – Mathilde à son fils

Cette le 29 Août 1914
            Mon fils chéri 
 
            Tu n’auras pas une lettre tous les jours ces temps ci et j’en suis toute peinée. C’est que mon temps est bien pris sais-tu ! Je m’étonnais aussi de n’avoir rien ce matin et me voilà toute joyeuse ce soir de te savoir tjours en bonne santé et tjours courageux et vaillant. Que Dieu veuille que tout soit bien.
            Ma vie n’est guère intéressante dans sa monotonie.
            Je pars tous les jours à 9 [?] heures pr le Lazaret où je couds jusqu’à six heures et demie.
            Le travail a été terminé et je me suis réservée cette journée pr rester chez moi et coudre avec Eugénie pr ta sœur qui est un peu à court de vêtements. On lui fait un plastron avec un gilet à toi et une pèlerine pr secourir dans la rue sur ces tenues d’infirmière.
            Je dois cependant aller à 6 h. donner du linge propre à mes soldats malades. Tjours pas de blessés. Ns n’en aurons parait-il que lorsque les troupes algériennes auront fini de débarquer ici. Si tu savais quel aspect donne à la ville tous ces costumes bigarrés et la tristesse de ce spectacle à côté de sa beauté ! Que de chair à canons !
            Il y a parmi ces demi sauvages de si belles figures ! des gens brillants d’intelligence. Hier l’un d’eux, un Marocain s’émerveillait devant la montre de Karine Möller [Karin Möller][1]. Il était monté en tramway et ns avons du payer pr lui. Il ne savait pas qu’il fallait donner de l’argent et il n’en avait pas !! A sept heures bien qu’horriblement fatiguée je suis allée avec Karine jusqu’à la plage les voir camper.  
            C’était un émerveillement des yeux. Tous ces jolis petits chevaux harnachés de rouge. Les grands turbans, les grands manteaux flottants. Ces males figures bronzées, tout cela grouille mais travaille dur. Moi veux tuer tous Allemands disait l’un.


Source : Archives départementales de l'Hérault en ligne. Cartes postales.

           Grande surprise et agréable surprise Jeudi matin. Un tirailleur Algérien sonne et demande Mme Médard ! C’était Marcel Pouget. Un brave, je t’assure. Il a demandé à partir malgré sa situation de contrôleur civil (Préfet) ou sous-préfet suivant le poste, à Kérouan. Il s’est fait remplacer et part comme simple soldat à l’émerveillement de ses subordonnées qui marchent à ses côtés et couchent avec lui sur la paille. Ns l’avons eu à déjeuner naturellement. Ce soir il n’a pas pu venir mais après le diner il était encore là et Hugo et Suzie ont voulu l’avoir chez eux pr la nuit.
            Le lendemain il devait être des notres mais sa mère ayant été prévenue de sa présence par dépêche est venue le voir ainsi que son frère ; elle l’a accompagné hier matin ici et ns ns sommes faits de tristes adieux. Reviendra-t-il il en doute lui-même car il est dans un corps qui se donne sans compter. Il est secrétaire du commandant, plus exposé encore par les ordres à porter !
            Je t’écrirai encore demain, je ne te dis rien de mes sentiments. Comme toi, je vis une autre vie et ce que tu sens je le sens vivement jusqu’à la souffrance et combien cruelle ! Les journaux depuis hier remontent mon courage. Mais les morts, les sacrifiés ne reviendront pas et ils seront légion. Rey-Lescure[2] est mort laissant six enfants, le fils Lavergne. Rien ne pourra dans les annales de l’histoire être comparé à cette guerre. Bien bas peut être en lache je dis au Bon Dieu. Que mon fils ne parte pas.
            Tante Anna au contraire demande que Pierre [Benoît] arrive à temps[3]. C’est une grandeur d’âme que j’atteinds pas. Je cours au Lazaret et je t’embrasse mon fils avec la plus grande tendresse Pauvre femme de Pont St Esprit je prie que son fils lui soit rendu.
            As-tu eu la lettre de Loux dans une des miennes ?


[1] Karine Möller, jeune Suédoise, dont les parents vivaient à Zürich. L’orthographe d’origine de son prénom était « Karin ». Sa présence sera plusieurs fois mentionnée en même temps que d’autres familles protestantes sétoises (les Pont, les Herrmann, les Auriol). Une lettre de Mathilde du 7 novembre 1918 nous apprendra à la fois l’existence et la mort d’un oncle de Karine vivant à Sète.
[2] Paul Rey-Lescure (1871-1915) : cousin par alliance de Mathilde. Il avait en fait été fait prisonnier. Il est mort en captivité le 23 janvier 1915 à Sarrebrück. (Source : Mémorial Gen-Web http://www.memorial-genweb.org/ )
[3] Il était médecin à bord d’un paquebot des Messageries maritimes et résidait en Australie.