mercredi 20 août 2014

Pont-Saint-Esprit, 20 août 1914 – Jean à sa mère

Jeudi 20 Août 1913 [sic pour 1914]
            Ma chère Maman 

            Mes lettres te parviennent-elles ? J’en doute. Nous sommes comme separés du reste du monde, presque sans nouvelle. Un télégramme de sa famille apprend chaque jour à un type qu’on est sans nouvelles de lui. (Naturellement, je n’ai rien de toi.)
            J’écris quand même. Il faut bien que les lettres finissent par arriver.
            Ma vie ici n’est pas encore monotone. L’instalation et l’acclimatation a été longue et maintenant le travail fait rapidement passer le temps. Il pleut.
            Comme j’en étais sur d’avance, l’experience ne me donne pas plus de sympathie pour la vie militaire C’est fastidieux et bête de faire l’exercice pendant des heures de suite. Mais c’est indispensable pour apprendre à tuer proprement son prochain. Ne crois pas que je devienne anti-patriote. Le chauvinisme anti-Xtien de Brun [Georges Brun, fils du pasteur de Sète et condisciple de Jean] me choque autant que l’air blasé embeté indiferent de la plupart de mes camarades de chambrée. Vraiment le Midi n’est pas patriote. Ils sont tous tellement absorbés et préoccupés par leur nouveau genre d’existence que tout ce qui n’est pas eux leur parait étranger. La guerre semble ne les interesser que pour savoir si ils partiront. Et je t’assure qu’ils ne le desirent pas. Puis il faut voir comment tous ces types elevés à la douillette (car ils sont presque tous étudiants) supportent la paille, la gamelle et autres incommodités du regiment. A ce pt de vue là les camps de vacances sont de rudement bonnes écoles. C’est tout ce qui m’interesse ici : la vie simple à laquelle ns sommes astreints et que je supporte facilement.

Source : Mémoires des hommes - Morts pour la France
            Tout le monde ns dit que nous ne partirons pas avant deux mois.
            Le matin tant qu’on fait de la marche ou de l’exercice dans la campagne, je suis content. Ce qui m’embête c’est le maniment d’armes aux portes de la ville. Pour me permettre de le supporter, il me faut bien l’idée que c’est temps de guerre et que ça a une utilité (Et quelle utilité). En temps de paix je ne m’en serais jamais rendu compte.
            Parmi mes camarades il y a quelques Cettois (Escafit, Figoli, Jean-Jacques[1]) Montpellerains, gens de l’Aude.
            Il y a Moutet un des phénomènes du camp de vacances de Gourdouze[2] beaucoup moins phénom. qu’autrefois, en somme le + agréable, celui avec qui je sors. Il parait que Gueillet est dans les murs, mais je ne l’ai pas encore vu.
            Ns déjeunons à 10 heures. Jusqu’à 5 h ns sommes consignés. Rarement exercice. Le + souvent ns restons sur la paille à recoudre le bouton de notre capote ou de notre pantalon rouge, à netoyer notre fusil, à faire notre paquetage, et, quand nous en avons le temps à lire et à écrire. Après dîner (5 h) c’est l’heure exquise. Je sors seul quand je puis et je vais me balader dans la campagne jusqu à la nuit. Le long du Rhône, qui est splendide à Pt-St-Esprit, dans les collines qui sont toutes bleutées, plantées de cyprès et d’oliviers et qui font penser à de mélancholiques paysages d’Italie.
            Toujours les très belles lignes des Alpes avec le Ventoux assez proche qui domine tout.
            A 9 heures coucher jusqu’à 3 heures ½ ou 4 ½.
            Et toi, et vous. Je t’assure que c’est une des choses les plus pénibles d’être sans nouvelles de tout le monde. Je t’assure que le premier mot que je recevrai sera accueilli avec joie. Raconte-moi tout en détail. Je ne crois pas que les lettres se perdent complètement. Elles finiront toujours par arriver.
            Jean-Jacques aussi suporte très placidement son sort. Il se tire très bien de tout.
            Je t’embrasse avec toute mon affection de fils isolé qui pense souvent au foyer avec mélancholie.
Jean

Baisers à Alice, Suzon et Hugo. Donne moi des nouvelles des membres de la famille si tu en as.
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Adresse : Jean Médard
jeune soldat
55 régiment d’infanterie
de réserve (ou 255)
29ème compagnie
Pont-St-Esprit (Gard)             

[1] Auguste Escafit (1893- ?), matricule 961 et Joseph Figoli (1893-1916), matricule 549.  (Source : Archives départementales de l’Hérault en ligne. Registres matricules). Le patronyme de « Jean-Jacques » n’est malheureusement jamais mentionné.
[2] Camp de la Fédé auquel Jean avait participé en 1909.