mardi 31 janvier 2017

Sète, 31 janvier 1917 – Mathilde à Jean

Villa de Suède le 31 Janvier 1917
Mon bien aimé 

Figure-toi que j’ai eu deux lettres de toi et hier matin celle du 27 tient le record. Elle a été là en deux jours, ce n’était jamais arrivé, l’autre est du 25. Par la première j’apprends que tu es au lit et tu comprends combien anxieuse je suis d’avoir des nouvelles et de voir arriver le courrier de ce soir. Je te vois tout solitaire dans ton lit et tu peux penser combien j’en suis attristée. Si je pouvais être là pour te dorlotter, mon bien chéri que je serais heureuse ! Une pensée consolante est que tu dois à cela d’être purgé et tu sais que c’est pour moi une tranquillité. Donne moi donc de tes nouvelles le plus vite possible et dis-moi bien toute la vérité. Es-tu visité par tes camarades ? Peux-tu être suffisamment chauffé ?
Ici l’hiver est bien rude pour notre midi, hier – 5, ce matin – 3. Nous n’arrivons pas à ns chauffer, seulement en nous calfeutrant dans la salle à manger ; la véranda n’est plus tenable et les chambres d’en bas alors ! je crois tjours avoir une congestion en descendant. Je n’irais jamais me coucher. Aujourd’hui le vent souffle glacé cela rend le froid encore moins supportable. Mais comment oser se plaindre ?
Hier, tante Berthe était là et ns avons passé l’après-midi toutes réunies dans la salle à manger, bien intimement. Cette après-midi ns allons enfin lui faire visiter le nouvel appartement.
Na va mieux et elle est ce matin tout-à-fait insupportable, touche-à-tout, ne voulant jouer qu’avec que qu’elle ne peut avoir. Nous sommes fatiguées d’elle sa mère et moi. Celle-ci est toujours bien dolente et certaines journées sont désastreuses. Alice a la grippe.
Suzie me contait tout à l’heure son rêve de cette nuit. Je vais te le raconter à mon tour pr te distraire un moment. J’avais parlé ces jours-ci de l’espoir qu’a fait naître chez les Houter[1] un soldat rapatrié en racontant qu’il avait vu ou cru reconnaître Michel[2] dans un camp dont il doit taire le nom, ce camp étant tenu au secret. La moindre tentative est punie par le sacrifice de la vie de celui qu’on recherche. Il dit l’avoir vu passer les mains liées, le regard perdu et puis lui est mort, on n’a pas pu en savoir davantage. Alors Suzie très frappée a rêvé que ce prisonnier était [Daniel] Loux mourant de la tuberculose ; toi fait prisonnier avais demandé à le rejoindre et sacrifiais ta vie dans ce lieu pestiféré par amour pr ton ami que tu faisais vivre de tes soins et tu remplissais auprès des autres un apostolat qui avait attendri le cœur endurci des Boches même et tu les avais tous gagnés et conquis. Ce camp de représailles était devenu un camp modèle.
Au moment où elle raconte cela à ces messieurs, au dessert, mes yeux tombent sur un entrefilet de journal où il est dit que en Bochie les camps de représailles sont supprimés. N’est-ce pas étrange ce rêve ?
Je dois te quitter à regrets pr aller avec Suzie au nouveau logement.
Laisse-toi bien soigner. Ce temps de lit est toujours cela de pris sur les souffrances par le froid.
Remercie Ouvier pour moi de son dévouement et dis moi bien vite ce qui peut te faire plaisir[3].
            Reçois les plus tendres baisers de ta maman.

Figure-toi que j’ai croisé hier un officier du 132. Il était avec deux autres, je n’ai pas osé l’arrêter. Est-ce toujours le même, je ne sais.
 

[1] Annie Busck, une cousine germaine de Jean, avait épousé Edouard Houter, négociant d’origine alsacienne.
[2] Michel Houter (1887-1914), le jeune frère d'Edouard, était en fait mort dès le 28 août 1914, comme l’indique sa fiche sur Mémoire des hommes.
[3] L’anniversaire de Jean s’approche : il aura 24 ans le 18 février 1917.

lundi 30 janvier 2017

Le Pont, Saulchery (Aisne), 30 janvier 1917 – Jean à sa mère

30/1/17

            Maman chérie 

            Je viens de recevoir ta bonne lettre du 26. Ne t’en fais pas, va. Le vin du père G. [K.G. anonymisé par l’auteur du blog] ne m’a jamais fait tourner la tête.
            Suzon a bien raison de s’occuper comme elle le fait de Mme Thomas-Mazel et toi tu ne te plainds surement pas du travail que cela peut te donner.
Source : Collections BDIC
(NB - Il ne s'agit pas du conseil de guerre auquel Jean a témoigné, mais d'un
conseil tenu à Verberie en novembre 1916.)
            La neige est tombée très abondante cette après-midi. Je suis guéri. Je suis allé à Ch. [Château-Thierry] temoigner en conseil de guerre. Le poilu en question s’en ai tiré avec 5 ans de prison, … et encore il a de la chance. Ce n’est pas gai une séance de conseil de guerre. Si encore les condamnés étaient des apaches, mais non, des faibles, des ivrognes surtout qui font des bêtises.
Tendrement à toi 

Jean

dimanche 29 janvier 2017

Le Pont, Saulchery (Aisne), 29 janvier 1917 – Jean à sa mère

29/1/17
            Maman chérie 

            Je n’ai pas encore quitté la chambre, mais c’est par excès de précaution ; je suis guéri ; il continue à faire très froid. Le commandant [Rivals] est rentré.
            Le régiment continue à faire beaucoup d’exercice, et moi à lire et à ecrire et à dormir.
Tendrement à vous 

Jean

Sète, 29 janvier 1917 – Mathilde à Jean

Villa de Suède le 29 Janvier 1917 

Mon enfant chéri 

Je t’ai écrit hier, de bonne heure, et ai mis tard ma lettre à la poste, après avoir partagé mon après-midi entre Mme Néri [née Jeanne Jalabert, épouse Julien] chez qui j’ai déjeuné et tante Anna qui a en séjour jusqu’à demain sa pauvre nièce Suzanne [Schwebel, veuve Egg] et ses enfants [Henri, Jean et Pierre]. Cette dernière me parait bien courageuse, mais c’est un spectre, la figure toute tournée par des contractions nerveuses fait peine à voir.
            Elle parle beaucoup avec volubilité et raconte ses regrets poignants. Elle a le droit d’en avoir. Alex [Alexandre Egg] était encore mal remis, toussant tjours, vrai candidat à la tuberculose, il aurait dû être réformé, ou versé dans l’auxiliaire et ils ont été envoyés lui et ses camarades à la boucherie par un commandant incapable, ignorant de son métier. Devant eux 200 mètres de fers barbelés non encore atteints par l’artillerie et une mitrailleuse qui n’avait pu être repéré et qui fauchait les rangs l’un après l’autre. Il savait où il allait. Du reste il parait que l’Illustration raconte cet épisode navrant et j’aime mieux ne pas en parler beaucoup. Le commandant a été en disgrace mais cela ne fait pas revenir ceux qui ne sont plus. Berthe [Benoit, née Mazade] a prolongé son séjour jusqu’à Jeudi. Ns l’attendons demain à déjeuner.
            En rentrant hier soir j’ai eu ta chère carte du 21. Oui il doit faire froid, bien froid dans ce pays puisqu’ici je ne me souviens guère d’avoir eu aussi froid ni d’avoir cependant pas 12 au dessous ! et cela me fait penser encore plus à ceux qui en souffrent autrement que nous. J’espère que tu as pu trouver un asile plus confortable à tes pauvres poilus et que tu es, toi à l’abri pr quelque temps.
            Voilà bientôt une année de front pour toi[1]. Mon cher enfant Dieu t’a protégé que sa volonté soit de te garder encore et de permettre qu’une autre année ne s’écoule pas avant le retour.
            J’ai trouvé hier soir en rentrant Na très fatiguée. Elle était immobile dans les bras de son père avec 39 degrés 5 de fièvre. Nous pensions déjà à bien des maladies graves possibles. Heureusement une grande amélioration s’est fait sentir aujourd’hui et ns sommes convaincus que les dents seules sont en cause.
            Suzie, Hugo et moi avons été à l’enterrement de Mme Thomas-Mazel ce soir, puis je suis retournée voir Suzanne Egg. Pauvre femme à l’entendre son mari seul a connu toutes les atrocités de la guerre et tante Anna parle dans ce sens. Les Eparges, la Somme, rien n’est rien à côté de la défense de la côte 304 et moi je n’ai rien dit mais je me suis sentie froissée dans mon cœur de maman fier de son fils et pénétré de ses souffrances et je suis rentrée le cœur tout gros. Mon humeur s’en ressent je suis triste et je vais me coucher, pr oublier tout ce qui me peine, si je le puis.
            Que Dieu te donne une bonne nuit et une santé tjours aussi solide.
            Je t’embrasse mon fils avec toute ma tendresse. 

Ta maman 

            J’ai vu aussi Mme Munot [?] ce soir. Marcel Cabauton est arrivé dans ce qui est actuellement la capitale de la Roumanie. Il a 22 degrés au dessous de zéro. Il aimerait bien être en France.

[1] Après sa très grave blessure aux Eparges le 18 mars 1915, Jean avait été hospitalisé plusieurs mois, puis en convalescence à Sète, et enfin, au dépôt du 132ème R.I. à Châtelaudren (et à Plélo, le village voisin) jusqu’au début de février 1916.

samedi 28 janvier 2017

Le Pont, Saulchery (Aisne), 28 janvier 1917 – Jean à sa mère

29/1/17
[Sans doute encore une erreur de date.]

            Maman chérie 

            La correspondance semble devenir plus régulière. Je viens de recevoir ta lettre du 24. Eh ! bien rien de nouveau depuis le 17. Toujours le même patelin ds la vallée, toujours la même maison inhabitée, mais occupée présentement par le commandant, le capitaine et moi. Actuellement pourtant le commandant n’est pas là. Il suit un cours de 48 heures à Paris, non sans enthousiasme. C’est son adjudant-major le remplaçant du capitaine Baudin, qui commande le bataillon en son absence : capitaine Barranque-Chinanon un spécialiste de l’escrime, une des plus fines lames de France. Il n’a rien d’un pourfendeur d’ailleurs. Homme très pacifique.
            La sœur de G. [K.G. anonymisé par l’auteur du blog] ? Pas grand-chose à en dire. Un peu prétentieuse. Aujourd’hui dans la ville ce doit être encore une grande agitation : 2 concerts, un l’après-midi pour les militaires, un le soir pour les civils. G. doit être dans ses petits souliers.
            Sais-tu des fiançailles qui t’amuseront ? celles de Robert Pont avec Marguerite Doumergue, une nièce du doyen [Emile Doumergue, doyen de la faculté de théologie de Montauban]. Je le savais depuis quelque temps, mais il ne fallait pas le dire. Je pense que c’est officiel depuis. Léo Viguier me dit qu’elle connaissait depuis 2 ans les photos et le catalogue des vertus de la jeune fille. Robert est en permission et doit filer le parfait amour.
            Un mot gentil de Mme Grauss [Elisabeth Meyer, épouse Grauss].
            Je suis toujours au lit. Clément ne veut absolument pas me laisser sortir avec le temps qu’il fait. Je suis d’ailleurs assez docile, me gargarisant et me badigeonnant consciencieusement. J’ai reçu un mot gentil d’oncle Fernand [Leenhardt].
            Et cette Na, comme elle doit vous amuser, que Suzanne prenne des photos d’elle – sur 2 ou 3 rouleaux elle en reussira bien une -  et envoyez-m’en. Il faut que je la reconnaisse quand je reviendrai. Quand demenagez-vous.
            Je viens d’avoir la visite de Linpens. Maintenant que la 5 fait popote seule, et qu’on a droit qu’à 1 cuisinier, c’est Ouvier, mon ordonnance qui l’aide. Il est roulant, se désespère de ses étourderies et l’engeule comme du poisson pourri. Quand à Gauchy (Mohamed) il est devenu brancardier.

Mille tendresses. 

Jean

Sète, 28 janvier 1917 – Mathilde à Jean

Villa de Suède le 28 Janvier 1917 

Mon aimé, 

Un petit mot ce matin avant de descendre au temple car je ne t’ai pas écrit hier. Descendue de bonne heure pour aller montrer à Berthe notre appartement que je n’ai pu lui monter n’ayant pu trouver les clés à l’endroit indiqué.
Ns avons fini l’après-midi chez tante Jenny [Scheydt] toujours le major Bec[1] bien interessant mais lorsqu’il a entrepris ses idées sur la guerre à venir je n’ai pas voulu entendre. Oui cela a bien le sentiment que cela va être pire que tout et le cœur fait mal.
Il faisait hier un temps de chien, des sommes rentrées et la nuit venue glacée sous des déluges d’eau et aujourd’hui il en est de même.
J’ai accepté pour aujourd’hui à déjeuner chez Mme Néri [née Jeanne Jalabert] son mari [Néri Julien] est mieux, mais ça ne va tout de même pas.
Suzanne Egg [née Schwebel] a du arriver hier. Je veux aussi aller la voir et peut-être veiller chez Mme Thomas-Mazel si sa pauvre fille n’a personne sous la main. Nous l’avons vue aussi hier bien désemparée.
Tout est triste lamentablement.
J’ai prtant bien des sujets de bénir Dieu.
Hier matin la visite de la belle-sœur de Mari [?], retour de Valenciennes avec ses trois gosses. Pauvres petits, tout les ahurit, les chiens, ils en ont peur, ils ne savent pas ce que c’est, on n’en voit plus là-bas. Cette femme pense qu’on ne les aura jamais par les armes ces [mot illisible] là. Ils sont bien les vainqueurs dit elle jusqu’à présent, mais par la famine c’est possible. Tout manque là-bas ; ils n’avaient plus que du riz comme nourriture, parfois quelques haricots, deux sous de lait par jour pr nourrir les enfants, pas d’éclairage. Mais du charbon plus que nous qui commençons à bien en manquer.
A Paris on gèle parait-il, il fait 10 degrés au dessous et peu de charbon. Et la guerre, la guerre. N’as-tu pas froid. Mais tant que tu peux faire du feu de bois. Que cela dure.
Je t’envoie mes tendresses.
Ta maman
            Rien de toi hier.


 
Théophile Bec
  
Théophile Bec est né le 24 décembre 1868 à Albi (Tarn) de François Bec (1825-1888), domestique, et de son épouse Rose Viguier (1835-1894).
Il accomplit une période de 4 mois d’exercices militaires de novembre 1890 à mars 1891, mais étant fils unique de veuve, il est dispensé du service et il passe dans la réserve en 1895 en tant que médecin aide-major de 2ème classe.
Il s’installe comme médecin à Bourgnounac (actuellement Mirandol-Bourgnounac, dans le Tarn), commune qui compte alors environ 2000 habitants. Le choix de cette bourgade ne s’est pas fait par hasard : sa famille était originaire de Pont-de-Cirou, un hameau à quelques kilomètres.
Le docteur Bec devient maire de Bourgnounac en 1898, alors qu’il n’a même pas encore ses trente ans. Il le restera jusqu’en 1908.
Il se marie le 25 septembre 1900, avec Alida Marie Pauline Ferret, 23 ans, dont le père est pharmacien à Albi.
Bec est mobilisé le 2 août 1914 au 342ème R.I. en tant que médecin aide-major. Le 20 août, le JMO du régiment mentionne la disparition de tout un groupe médical « médecin-major Jouffreau, médecin aide-major Bec, médecins-auxiliaires et infirmiers ». Les circonstances précises de leur disparition sont inexpliquées. « Tout porte à croire, dit le JMO, que personnel et matériel qui avaient quitté leur poste à l’Ouest de Bisping avant le repli du Régt, doivent leur disparition à une fausse direction prise ».
C’est dans ces circonstances que Théophile Bec est fait prisonnier. L’article 9 de la convention de Genève stipulant que les membres du service de santé ne pouvaient être traités en tant que prisonniers de guerre, il est rapatrié le 18 juillet 1915, et affecté au centre d’instruction des mitrailleurs à Frontignan (Hérault) le 27 août suivant.
Quelques mois plus tard, le 20 février 1916, Charles Martin, maire de Montirat, commune située à 7 km de Bourgnounac, communique aux membres de son conseil municipal la demande qu’il adresse au ministre de la guerre : La commune de Montirat étant la plus éloignée de Carmaux souffre beaucoup pour cause d'insuffisance de docteurs, les indigents en sont même totalement privés. Il serait donc urgent de demander à M. le ministre de la Guerre de vouloir bien renvoyer à Bourgnounac le docteur Bec qui est en ce moment mobilisé et affecté à Frontignan (Hérault).
Cette demande n’est visiblement pas prise en considération, puisque qu’un an plus tard, le 28 janvier 1917, le major Bec est toujours à Frontignan, comme en atteste cette lettre de Mathilde à son fils. Bien que ce soit la seule mention de Bec dans la correspondance, il avait visiblement déjà rencontré Mathilde et sa cousine Jenny Scheydt, et Mathilde avait parlé de lui à son fils, comme en atteste la formulation de la lettre « toujours le major Bec bien intéressant ».
Jenny Scheydt (1861-1943) était la belle-sœur d’Ernest Scheydt (1858-1929) lui-même médecin, et qui avait, comme Bec, été maire de sa commune (Sète, à 8 km de Frontignan). C’est sans doute par ce concours de circonstances que Mathilde, qui voyait fréquemment sa cousine, a rencontré le major Bec.
Théodore Bec décède à Albin le 28 février 1855, à l’âge de 86 ans.

Tous mes remerciements à J. P. Le Ridant et à Christian Dalbiès sans lesquels je n’aurais pu écrire cet article :
- J. P. Le Ridant, rédacteur d’Entre Viaur et Candour, http://montirat.centerblog.net/ un blog consacré à Montirat, a publié le 30 octobre 2016 le billet « Insuffisance de docteurs » qui m’a mise sur la piste du docteur Bec.
- Christian Dalbiès, en réponse à un second billet, a fait part des recherches approfondies qu’il a effectuées sur Théodore Bec : différents actes d’état-civil, sa fiche matricule, le JMO du 342ème R.I. m’ont ainsi permis de reconstituer son parcours.
 

[1] Voir encart.

vendredi 27 janvier 2017

Le Pont, Saulchery (Aisne), 27 janvier 1917 – Jean à sa mère

27/1/17
La légende, de la main de Jean, indique "début
1917" mais le texte de la lettre laisse plutôt sup-
poser que cette série de photos (qu'il mentionne
pour la première fois dans sa lettre du 5 janvier
1917) a été faite à Sète, donc lors de sa permis-
sion de Noël 1916.
            Maman chérie 

            Je crois que hier et avant-hier j’ai antidaté mes lettres. J’en perds la notion du temps Je suis toujours dans mon lit. Toujours sans aucune fièvre, mais toujours avec quelques points blancs. Dehors il fait toujours très froid, un froid que le vent rend de + en + terrible.
            J’ai reçu ton paquet ainsi qu’un de tante Fanny. Merci beaucoup. Je viens de recevoir ta bonne lettre du 23. Inutile de me faire voir les photos. Envoie directement à [Daniel] Loux. Si on en a en rabiot envoie aussi à Mlle [Léo] Viguier.
Tendrement 

Jean

jeudi 26 janvier 2017

Fin janvier 1917 – Frimas


L’hiver est très froid. Quand je pénètre dans la chambre qui m’a été attribuée, où un broc de faïence a été oublié, l’eau qu’il contenait est devenue un bloc de glace et a fait éclater le récipient. Je passe quelques jours au lit avec une angine.  

Mémoires de Jean Médard, 1970 (3ème partie, La guerre)

Le Pont, Saulchery (Aisne), 26 janvier 1917 – Jean à sa mère

27/1/17
[Lettre antidatée, cf. lettre de Jean du 27 janvier 1917.]

            Maman chérie 

            Je suis au fond de mon lit avec une petite angine – moins que rien. Hier pourtant j’avais eu un peu de fière ; Clément [le médecin du régiment] m’a soigné très énergiquement : gargarisme, badigeonages, purge, quinine, antipirine, et ce matin c’est presque passé.
            Il fait toujours le même temps beau et froid. Hier j’ai reçu ta bonne lettre du 20. Les courriers sont très irréguliers tous ces jours. Je suis arrivé à faire du feu ds ma chambre. Tu vois que je ne suis pas à plaindre. Autrement il ne serait pas possible de sorti le nez de sous ses couvertures.
            Ouvier me soigne avec tendresse. Linpens me fait des bouillons de légumes trop salés – depuis que sa femme est là, il ne sait plus où il a la tête.
Bien affectueusement, 

Jean

Sète, 26 janvier 1917 – Mathilde à Jean

Villa de Suède le 26 Janvier 1917 

Une bien excellente lettre de toi ce soir ; elle m’a été un vrai réconfort ; elle est datée du 21 et est arrivée en pleine réunion de dames ; tes tantes Berthe, Jenny [Scheydt], Anna et ses filles qui ont été bien heureuses d’en avoir leur part. Tu as voulu me dédommager un peu de cette pénible attente de trois jours. Heureusement tu n’étais pas sur la ligne de feu. J’ai pu être plus patiente. Quel bonheur de sentir que tu as un camarade sympathique. Que tu es moins seul, que tu peux être entouré. Que tout est mieux maintenant pour toi. Que tes hommes sont menés comme tu l’aimes et le comprends. Su tu savais ce que c’est pour moi cette pensée apaisante.
Je ne voudrais pas que l’exemple G. [K.G. anonymisé par l’auteur du blog], Bourgeois ait quelque influence sur mon fils chéri, et qu’il fasse à ses dépens l’expérience du petit vin du père G. Vrai, ne t’a-t-il pas incommodé ? et qu’est-il arrivé à Bourgeois ?
Quelles sont les choses amusantes dites par ton commandant en te remettant ton diplôme de citations ? Peut-on enfin connaître cette dernière ?
J’ai été seule avec Na, cette après-midi, pr recevoir ces dames, du reste Berthe avait déjeuné avec nous de même le père [Paul] Corteel qui ayant fait cadeau hier d’un poisson a été invité à venir le manger.
Suzie, la brave, nous a quittées de bonne heure pour aller comme tous les jours soigner Mme Thomas-Mazel[1] qui a une congestion pulmonaire. La fille est au bureau, employée, très inexpérimentée sur les soins à donner aux malades, Suzie va soigner la mère avec dévouement et cela simplement, sans ostentation, elle est exquise dans ses sentiments de bonté et de charité. En voyant de près cette misère, ces soins insuffisants, elle a été en requête d’une aide. Elle s’est adressée pr cela aux petites sœurs des pauvres ; elle a attendu la supérieure en assistant à leur messe d’où elle est revenue toute heureuse. Très ravie aussi de son entretien avec cette femme au grand cœur compatissant qui lui a fait la plus grande impression. Cette dernière a mis une de ses aides à la disposition de ta sœur.
Pendant ce temps là, j’ai un peu plus à moi ma petite et ne m’en plains pas ; elle ns a amusées toute l’après midi par sa vivacité et ses discours à perte de vue – par ses sottises aussi. On a apporté pour le thé un royaume[2] où un petit rat avait touché à l’avance et elle ne montrait aucune contrition de son acte de gourmandise.
Excuse le décousu de ces lignes. Mr [Paul] Corteel est encore là ce soir, ces Messieurs parlent beaucoup et il fait trop froid pr que j’aille écrire ailleurs. Il fait froid, si froid. Ah ! comme je voudrais que l’hiver soit moins rude lorsque tu partiras.
Je te laisse ce soir pr remettre ces lignes à Mr [Paul] Corteel qui t’envoie son bon souvenir.
Suzie t’embrasse de tout son cœur. Hugo aussi et moi alors ! Je t’envoie le meilleur de moi-même. Hélas ce n’est pas grand-chose mais aime-moi quand même ainsi. 

Ta vieille maman

[1] Alphonsine Virginie Mazel, veuve Thomas (1853-1917). (Source : Archives départementales de l’Hérault en ligne.)
[2] Couronne des rois provençale.

mercredi 25 janvier 2017

Le Pont, Saulchery (Aisne), 25 janvier 1917 – Jean à sa mère

25/1/17
            Maman chérie 

            Je ne te gâte pas tous ces jours-ci. C’est assez difficile d’écrire. Notre temps est très pris, et, pendant les moments de repos je suis mal installé pour me mettre devant une feuille de papier à lettre. La grande maison que nous occupons le commandant [Rivals] le capitaine [Candillon] et moi est inhabité d’habitude et très froide. Il ne sert à rien d’y allumer du feu pour une demi-heure.
            Il reste la salle de popote, qui, elle, est très chaude, mais où le calme est loin de régner. Les propriétaires, leurs enfants, Lucien, sa femme qui est venu le rejoindre, Ouvier qui aide Lucien et Kiki qui revient de la ville voisine avec une musette pleine à éclater. C’est toujours le même petit type extremement debrouillard et drole, la même tête de gnome.
            Avant-hier nous avons été passés en revue par nos generaux. Il fallait traverser la ville de G. [K.G. anonymisé par l’auteur du blog]. Ce dernier a eu un veritable succès tout le long du chemin : tiens K. ! Eh ! K., etc.
            Le soir ns étions tous reunis autour du commandant Rivals, pour un de ces geuletons monstres dont le 2ème bataillon à le secret. Ce fut très gai et très bruyant.
            Hier exercice comme toujours. Temps extremement froid et sec, beau soleil d’hiver.
            Il y a quelque chose qui me fait rever ds la salle à manger où je t’écris ce matin c’est un buffet qui est la copie conforme du notre. Je te plainds bien d’avoir à faire tant de caisses et de paquets. C’est une vraie corvée.
            Dis à Na que Pam l’embrasse bien.
Tendrement à vous. 

Jean

mardi 24 janvier 2017

Le Pont, Saulchery (Aisne), 24 janvier 1917 – Jean à sa mère

24/1/17
            Maman cherie 

            Je n’ai pas le temps de t’écrire une lettre aujourd’hui. En rentrant de l’exercice, j’ai passé plusieurs heures à chercher des cantonnements pour mes hommes. Ils couchaient sous la tuile et avec le froid qu’il fait ça devenait intolérable. Ce matin en effet j’ai du casser la glace de mon pot à eau. Il faisait – 12. Je ne crois pas avoir jamais vu un froid pareil. Heureusement il fait un soleil magnifique. D’ailleurs notre installation plus confortable que jamais nous permet de resister à n’importe quelle temperature.
            Merci pour a lettre du 19. Les courriers sont très irréguliers ces temps-ci. Je jouis toujours beaucoup de cette vie bourgeoise. 
Source : JMO du 132ème R.I. du 23 janvier 1917

Hier nous avons été passés en revue par nos generaux de division et de corps d’armée [général Antoine de Mitry] . Ils sont sympathiques l’un et l’autre. 

Tendrement à vous tous 

Jean

Sète, 24 janvier 1917 – Mathilde à Jean

Villa de Suède le 24 Janvier 1917
Mon chéri 

Ce soir ta bonne lettre du 17 qui est donc arrivée avec un jour de retard sur celle du 18. Je sais enfin par elle que tu as changé de place après 35 K. avalés d’un coup (C’est vraiment par trop de gourmandise). C’est amusant de songer que tu dois être si prêt de l’endroit où ns avons vécu ensemble. Il me semble en effet que G. [G.K. anonymisé par l’auteur du blog] était très près de son pays natal quand j’étais là. Serez-vous là quelque temps ? As-tu pr toi seul toute une vaste maison ? j’avais bien cru voir que c’était un garçon peu éduqué, mais je ne le croyais prtant pas fils de paysan ? Comment est la sœur ?
Je suis allée promener ce matin avec Na et au retour elle a eu des tas de choses à raconter à son papa. Elle a joué sur le chemin avec la petite « réfugiée » comme une fillette de cinq ans. Ce soir Mme Duret-Shackelton nous a conté toutes ses peines au sujet de la fille de son mari qui vient d’épouser le fils du pasteur Seguin[1], malgré la volonté du père Seguin. La vie continue, villa de Suède, tous doucettement entre mes deux filles. Je suis occupée fort heureusement et vais l’être [mot illisible] ns avons demain les clés du nouvel appartement. Rien ne m’empêche d’être tout près de toi, toujours, et le soir dans la solitude de ma froide petite chambre ; dans mon lit je t’envoie toute ma pensée et toute ma tendresse.
Je t’embrasse mon grand chéri avec tout mon amour. 

Ta maman

[1] Isabelle Emilia Shakelton, épouse du pasteur Jules Seguin, lui-même fils du pasteur Siméon Jacques Seguin.

lundi 23 janvier 2017

Le Pont, Saulchery (Aisne), 23 janvier 1917 – Jean à sa mère

23/1/17
            Maman chérie 

            Je reste seul dans la ferme vide. La compagnie est partie à pied. Ce matin je dejeune avec Portheaux et [Claude] Gonin, restés chacun pour la même raison que moi, et les officiers de la compagnie de mitrailleurs  [donc Baillot et Mellinette] ; car la compagnie de mitrailleurs a le « filon », elle reste ici. Je dinerai à la ferme, où j’ai été aimablement invité. J’ai reçu une lettre épatante de [Charles] Grauss.
Bien affectueusement 

Jean

samedi 21 janvier 2017

Le Pont, Saulchery (Aisne), 21 janvier 1917 – Jean à sa mère

21/1/17
            Maman chérie 

            Voilà trois jours que je te laisse sans nouvelles. C’est honteux. Pardonne-moi. Ma vie est très absorbante ces jours-ci. Après diner je m’assoupis sans avoir eu le courage de me mettre à ma correspondance. Puis je vis moins seul, ce qui contribue beaucoup à me laisser moins de temps.
            Nous faisons très bon ménage, le capitaine Candillon et moi, et nous passons une bonne partie de nos soirées ensemble.
            Ma vie est toute différente depuis son retour à la 5.
            D’abord la Cie marche très bien, il travaille beaucoup, s’en occupe beaucoup, et avec beaucoup de compétence, de bienveillante, de fermeté… qualités qui faisaient totalement défaut à l’autre [G.K.]. L’autre d’ailleurs nous quitte pour aller au Depot divisionnaire reste donc à la Cie encore Millière. Le capitaine a une très bonne influence sur lui. Il devient beaucoup moins sauvage et bon camarade. Les poilus, du moment qu’on leur témoigne de l’interêt sont contents aussi. J’ai actuellement une bonne section, bien disciplinée, bien attachée à moi. J’espère que nous ferons quelque chose de bien quand ce sera le moment.
            Pour l’heure nous sommes toujours ici, ds un des sejours les plus confortables que nous ayons eu depuis longtemps.
            Hier matin je suis allé à la messe. Le commandant [Rivals] m’a demandé si je voulais abjurer. [Pierre] Péchenart[1] a fait un petit laïus qui était très bien, mais il a des opinions sur l’autorité « qui vient de Dieu », que je suis loin de partager, en anarchiste que je suis.
            Avant la messe il y avait eu remise de diplomes de citations. Le commandant m’a remis les miens en accompagnant le geste de quelques paroles amusantes. L’après-midi ns sommes allés en bande au bourg voisin où habite la famille de G. [K.G. anonymisé par l’auteur du blog]. Ce bourg possède un théâtre, les poilus étaient acteurs et spectateurs….. comme tous les concerts du regiment.
            On chante des chansons plus ou moins affreuses, qui seules semble-t-il interesse le public, l’amuse et le delasse. J’en arrive à penser qu’il vaut mieux que ces choses affreuses soient dites ou chantées, et que le poilu soit delassé.
            D’ailleurs, ces chansons perverses sont generalement écoutées sans perversité.
            Le soir je dinais chez K., toujours très hospitalier. Il faut se bien tenir pour ne pas trop boire dans ce pays-là.
            Bourgeois, un autre camarade du bataillon qui vient de passer lui aussi au depot divisionnaire et qui vénère lui aussi la bouteille en sait quelque chose.
            J’ai reçu tes bonnes lettres des 16 et 18, une bonne lettre de [Daniel]Loux aussi et sa photo, te l’ai-je dit ?
            Assez bavardé. Je suis en retard avec tout le monde pour mes lettres à nouveau.
Chaudes tendresses. 

Jean

[1] Pierre Péchenart, prêtre catholique dans le civil, faisant fonction au 132ème R.I. d’officier de renseignements, avec lequel Jean entretiendra longtemps des rapports amicaux. En témoigne une photo cordialement dédicacée par Péchenart en 1927 et que Jean a toute sa vie conservée dans ses archives (cf. billet du 7 avril 2017).

mercredi 18 janvier 2017

Le Pont, Saulchery (Aisne), 18 janvier 1917 – Jean à sa mère

18/1/17
            Maman chérie 

            La nuit il neige. Le jour on vadrouille sur la neige avec les poilus. On joue au barre, on se lance des boules de neige, on fait l’exercice aussi. Les journées sont très remplies par l’exercice et le travail de la compagnie. Ça marche d’ailleurs très bien depuis que le cap. Candillon a pris les rennes. G. [K.G. anonymisé par l’auteur du blog] passe sa vie chez lui.
            Loux m’a envoyé la photo. Tout à fait épatante. Il faudra lui envoyer la mienne quand tu l’auras.
Tendresses. 

Jean

mardi 17 janvier 2017

Le Pont, Saulchery (Aisne), 17 janvier 1917 – Jean à sa mère

17/1/17
            Maman chérie 

            Les peregrinations continuent.
            Hier matin nous avons quitté notre petit village [Saint-Agnan, dans l’Aisne] au petit jour et une longue marche nous a menés ici. Il fesait un temps froid et sec, un temps sur commande pour marcher, aussi nos 35 kil ont été avalés sans fatigue. Ici c’est à deux kil. de chez K.G. [anonymisé par l’auteur du blog], et hier soir j’étais deja attablé à sa table de famille. Le malheur c’est que ce sacré pays produit un très bon petit vin et de la très bonne eau-de-vie La coutume veut que chaque famille offre à K.G. – car il est très populaire – du vin et de l’eau-de-vie, et alors tu comprends…
            Famille de paysans très riches, qui continuent à vivre en paysans malgrès leur fortune. Brave gens d’ailleurs, et simples. Cordons de la bourse très serrés, sauf pour le fils, qui depense 20 fois plus que tout le reste de la famille réuni, malgré sa solde.
            Lui est très excité d’être chez lui, un peu gené de sortir sa famille, et surtout craignant que des camarades maladroits revelent à sa famille sa vie un peu tourmentée. Hier tout s’est très bien passé.
    Impossible de savoir s'il s'agit
de cette photo précise, mais c'est
la seule  que Jean possédait de
Daniel Loux jeune homme.
            J’ai été très bien reçu, je n’ai pas été trop maladroit, et lui n’était pas trop trop gris. J’ai couché chez des voisins. Ce matin nous sommes revenus tous deux à la compagnie. La neige était tombée très abondante pendant la nuit. La valée était toute blanche, et les arbres sur les collines d’un violet pale.
            Ici je ne suis pas mal installé. Maison vide d’habitants, un certain luxe, d’assez mauvais goût d’ailleurs, mais du confortable. Je t’écris installé dans une somptueuse salle à manger a vitraux ; j’ai allumé un petit feu qui me rotit le derrière.
            Loux vient de m’écrire une bien bonne lettre et de m’envoyer une bien bonne photo de lui.
            Merci pour ta bonne lettre du 11. Où en est le procès d’Hugo ? Et Suzie comment va-t-elle ?
            Très, très tendrement 

Jean