17-2-16
[Jean s’est sans doute trompé en écrivant
la date : quand Mathilde lui répond, le 23 février, elle écrit que sa
lettre doit dater du 18 et non du 17, puisqu’il y mentionne que c’est son
anniversaire.]
Maman chérie
Je manque un peu de receuillement
pour t’écrire, mais je ne veux pas taire plus longtemps mes impressions de
voyage et surtout d’arrivée.
Du voyage tu sais presque tout. Nous
nous sommes encore promenés dans Troyes une partie de l’après-midi. Un peu
avant 7 heures je me suis rendu chez [Ulric]
Draussin, le pasteur de la ville que j’ai connu à Aix-les-Bains, où il soignait
ses rhumatismes. Le matin il était très occupé et je l’avais presque trouvé peu
gentil. Le soir je suis bien revenu sur mon jugement temeraire. Jolie famille,
femme charmante. J’ai passé là une dernière soirée bourgeoise et civile très
reposante.
Nous sommes repartis de Troyes vers
10 heures. Nous avons eu très froid dans le wagon, mais dormi quand même. Le
pays est affreux, très plat, très boueux, mais le climat plus agréable que le
climat Breton, plus sec et plus froid.
Nous sommes arrivés aux baraquements
du 132e un peu avant 10 heures du matin. Nous attendions une revue
du colonel, qui n’a pas eu lieu. Le colonel[1]
n’a pas changé depuis les Eparges ; un homme terrible, à l’avis de tous,
« vache » comme on dit en terme militaire. Pour moi je n’ai pas à
m’en plaindre, n’ayant jamais rien eu à faire avec lui. J’ai retrouvé quelques
figures de connaissance. Peu. Surtout celles que j’avais vu au depot. En effet
je ne suis pas reversé à mon ancienne compagnie ça m’est egal parce que je n’y
connaîtrais probablement pas grand monde. On m’a envoyé à la 5me Cie.
Une très bonne. Le lieutenant qui la commande est en permission et remplacé un
un ss-lieut., qui a été charmant deux autres sous-lieut ds la Cie ;
je t’en parlerai plus tard, je ne les connais absolument pas. En effet les
aspirants depuis 6 ou 7 mois ne font plus popote avec les officiers – ordre du
colonel. Je ne m’en plaind pas, je serai tellement plus libre, et mes
compagnons ont l’air agreables. En particulier un tout jeune adjudant – ne pas
confondre avec les adjudants d’active, la mentalité est toute differente. Je ne
sais presque rien de lui mais il est sympathique, c’est par lui que je me mets
peu à peu au courant. Je partage sa chambre. Ça ne sera pas dur.
Hier je me suis installé et
débarbouillé ; je t’ai dis je crois que nos cantonnements sont aussi bien
amenagés que possible, on peut y allumer du feu ; lit, table, banc,
étagères, rien n’y manque. C’est presque trop bien.
Je suis affecté à une section, la 2me,
je suis allé voir mes hommes et ai pu causer un moment avec eux. La majorité
est composée de Bretons de la classe 15, bons petits garçons. Un breton plus
agé, frère des écoles chrétiennes à Singapour[2]
est aussi avec moi, infirmier de la section, très aimé par les autres. Mais
tous ne sont pas de petits moutons ; j’ai aussi des « as »
c’est-à-dire de fortes têtes, en particulier Toussaint[3],
un mineur des Ardennes, qui m’a reçu avec enthousiasme, et avec qui je ferai certainement
bon ménage, je l’ai connu au depot où il était le plus mauvais soldat ; au
front, surtout ds les tranchées, il est peut-être le meilleur ; sauf quand
il se « saoule la geule ». Après diner clair de lune superbe dans les
pins. Je me croyais presque à Domino, seulement le grondement de la mer est
remplacé par celui des canons, et puis au lieu de sable, une boue… pas autant
qu’aux Eparges pourtant.
Cette nuit ou demain nous montons
aux tranchées. Ce sera encore une source d’impressions nouvelles. Car la
première fois je n’ai pas connu la veritable vie de tranchée.
J’ai touché le masque contre les
gazs ; je suis vraiment joli dessous. Ds ma section deux gentils sergents.
Ce matin ns avons assisté à la
dégradation militaire solenelle d’un soldat devant le bataillon. Un deserteur,
condamné à 20 ans de travaux forcés. Il a defilé devant les troupes ; pas
sympathique, mais pourtant… le pauvre vieux. Je n’ai pas revu depuis hier mes
compagnons de voyage, n’étant pas au même bataillon. A demain, je pense, une
nouvelle lettre.
Tendrement à toi
Jean
Je suis constemment par la pensée au
milieu de vous près de toi, maman cherie. C’est ma fête aujourd’hui,
j’oubliais. [Il parle de son anniversaire. Jean est né le 18 février 1893.]
T.S.V.P.
Ici on trouve tout ce qu’on veut.
Peux-tu m’envoyer encore une 20e de francs. Excuse. C’est la
prolongation de depart qui est en cause, et le voyage. J’ai été obligé
d’emprunter à [Roger
de] La Morinerie.
[1] Il s’agit du colonel Maurel, que Jean aura l’occasion de côtoyer plus tard de très près puisqu’il sera pendant toute une période directement sous ses ordres.
[2] Il s’agit
de Louis Brigand, né en 1889 (cf. carnet de Jean Médard).
[3]
Albert Jules Charles Toussaint (1890-1918) reviendra plusieurs fois dans la correspondance et dans les mémoires. Jean ne mentionne jamais son prénom, pas même dans son carnet, j'ignore donc le prénom usuel.