lundi 20 juin 2016

20 juin 1916 - Verdun, en ligne

 
Source : collections BDIC

         Au petit jour un sergent de la huitième et trois hommes chargés de bidons d’eau arrivent de l’arrière à notre hauteur. Pour ravitailler leur compagnie ils sont allés jusqu’à la fontaine de Tavannes, à la sortie nord-est du tunnel, un endroit redoutable, sans cesse pilonné. Ils en sont revenus sains et saufs.
  Aspirant, nous allons nous installer à côté de vous si vous le permettez. Il fait trop jour maintenant pour que nous puissions regagner notre compagnie en première ligne.
– Vous êtes les bienvenus, mais les bidons que vous portez représentent pour nous un supplice de Tantale. Cette eau est pour votre compagnie, donnez-nous pourtant un fond de quart, de quoi nous humecter le gosier.
– Bien sûr aspirant.
Nous sommes là quelques-uns à recevoir quelques gouttes du précieux liquide. Nos nouveaux compagnons sont à peine installés dans un trou voisin qu’un gros obus tombe, tout proche. Des cris s’élèvent. Nous nous précipitons, Replonge, Toussaint et moi. Les porteurs d’eau sont enterrés sous une énorme souche que l’explosion de l’obus a soulevée et qui est retombée sur eux. Ce n’est pas trop de tous nos efforts pour faire basculer la souche et pour les délivrer. Ils sont indemnes, mais les bidons sont crevés ou vidés, l’eau est perdue, cette eau que nous aurions pu boire à longs traits.
Source : Mémoire des hommes - Morts pour la France
            Nous vivons une quatrième journée de bombardement sans boire, sans manger, sans dormir. Un obus tombe dans le trou voisin sur mon « tampon », [Jean-Baptiste] Lemaine, un garçon dévoué, discret, courageux, que j’aimais beaucoup. Il est pulvérisé. Il ne reste plus de son corps que quelques fragments de viande hachée sur la pèlerine en  caoutchouc que j’ai étendue au-dessus de nos têtes pour nous préserver de l’ardeur du soleil.
Maintenant que ma vie est terriblement menacée et que je vais peut-être la perdre d’un instant à l’autre, je me demande comment j’ai pu la vivre jusque-là sans en reconnaître la valeur, en savourer le prix et la beauté. Je promets à Dieu de ne plus vivre dans l’inconscience et l’indifférence, mais dans la reconnaissance. Je me livre à des calculs sordides : « Je donnerais bien un bras ou même une jambe pour sortir de là. Pas mes yeux ». Je voudrais que ma mère et la vieille Alice soient mortes pour qu’elles n’aient pas la douleur d’apprendre ma mort. Ma prière est instinctive, mais incohérente.
            Le soir les bruits de relève se confirment. Il est entendu que ma section, dont il ne reste plus que six hommes sur trente, prendra la queue de la compagnie. Le chef de bataillon et les commandants de compagnie restent un jour de plus pour passer les consignes aux officiers du 54, qui nous relève, et pour leur donner le temps de se familiariser avec le terrain.
La relève est là ; l’épreuve se termine. Monsieur Soula marche en tête pour conduire la compagnie vers l’arrière. Mais le malheureux s’oriente mal. Je vois les trois sections de tête qui le suivent faire un mouvement tournant pour prendre finalement la direction du nord. Je me précipite. Il faut courir pour rattraper la tête de la colonne et je suis à bout de force et de souffle :
– Mon lieutenant, nous marchons vers les Boches.
– Qu’est-ce que vous racontez ?
– Regardez devant nous cette masse sombre, c’est le fort de Vaux. Nous marchons droit dessus. 
      Nous reprenons la bonne route. Malgré notre épuisement nous aurons toujours assez de force pour évacuer un terrain dont le sol nous brûle les pieds. La relève se déroule dans un calme relatif.
Source : collections BDIC


Au passage nous traversons le « ravin de la mort »[1] et passons à côté de la fontaine de Tavannes. Je ne puis empêcher mes hommes de se jeter sur l’eau qui remplit quelques trous d’obus, de s’aplatir et d’y boire comme des bêtes malgré les cadavres étendus tout autour, malgré la sinistre réputation du coin.
 
Mémoires de Jean Médard, 1970 (3ème partie : La guerre)

[1] L'auteur du site sur le bois Fumin explique : «Le ravin des Fontaines fut aussi appelé le "ravin de la mort", dénomination assez courante donnée par les poilus qui se voulait être l'évocation du ravin de tous les risques et de l'extrême danger du à une orientation en enfilade, particulièrement exposée aux tirs ennemis. »  (Avec un lien vers une discussion très intéressante de Pages 1418 où l’histoire de la photo est expliquée en détail  http://pages14-18.mesdiscussions.net/pages1418/Sites-et-vestiges-de-la-Grande-Guerre/fumin-arbres-chose-sujet_1533_1.htm.)