Na a tenu encore de me tenir
compagnie sur sa grande chaise. Elle m’a donné ses plus jolis sourires et ils
sont delicieux. C’est de plus en plus le joli et lumineux regard de ton père.
On dit aussi qu’elle te ressemble beaucoup, je n’en serais pas fâchée certes,
je le souhaite. Elle a aujourd’hui les robes courtes et parait tout à fait grande
fille. Comme j’aimerais que tu la vois !
J’ai eu hier ta carte du 1er
mon bien aimé fils, elles demeurent décidement neuf jours en route et je
m’abonnerais encore à ce régime ! Tante Jeanne [Beau, née Médard] bien aimablement m’adresse ce matin celle
qu’elle reçoit de son côté datée aussi du 1er. Elle me fait plaisir
me persuadant que tu dis vrai et ne cherche pas seulement à me rassurer.
Tu as un calme relatif ? mais
sera-ce pour longtemps ? Oh ! oui, je pense à Verdun au séjour que
j’y fis dans l’angoisse, l’apréhension, le tourment mais aussi l’espérance.
Source : Europeana |
Il a paru dans l’Eclair une
reproduction du coin où je passais mes nuits ! Mon Hotel de la Meuse, ma
fenêtre, le front et les grosses tours carrées, ou en m habillant, je voyais
les Boches faire leur toilette. Ces tours qui datent je crois du XVe
siècle ont été atteintes et quelque peu démolies.
Je voudrais aussi témoigner quelque
sympathie aux Barraud [le pasteur Henri Barraud, qui visitait régulièrement Jean à l'hôpital] mais où les atteindre ? Où recevrait il ma
lettre ? Je pense à Mr [Albert] Léo avec une profonde affection et beaucoup de mélancolie et à tous
ceux qui luttent et qui souffrent pour leur patrie. Dieu veuille que tous ces
héroïsmes comptent et que la délivrance arrive bientôt. J’ai le ferme espoir
que cette lutte désespérée hâtera le dénoûment. On ne peut continuer indéfiniment
de pareilles choses !
Je revois ma route de Verdun à Glorieux[1]
toute ensoleillée, les bords du chemin remplis de fleurs des champs ; le
bruit assourdissant des lourds canons et
des autos rappelait vite à la realité, et les taubs mettaient une note tragique
dans ce joli et vert paysage qui aurait été si calme et si paisible ! et
le soir de ma fenetre je voyais ces projecteurs fouillant l’horizon et le ciel
de leur œil de feu. Je garde de tout cela une impression très profonde. Et ce
coin de pays m’était devenu bien cher parce que j’y avais mon fils ! Comme
je remercie Dieu qu’il n’y soit pas en ce moment. Bien que le moment actuel
soit plein d’aprehension et de tourments.
Tante Jeanne me dit que Louis [Beau] est dans un secteur assez calme et que
Eugène [Beau] courageux attend avec
confiance. Hélène [Beau] est à
Lausanne.
Je sors pr aller voir tante Anna.
J’achèterai un peu de jambon que je t’enverrai mon bien aimé. Ce que je
t’envoie aujourd’hui c’est l’assurance renouvelée de mon infinie tendresse.
Ta vieille maman