samedi 26 mars 2016

La Cheppe, 26 mars 1916 – Jean à sa mère

26-3-16
            Maman cherie   
           Je mène ces jours-ci une vie bien differente de celle du front. Ce serait le paradis si la pluie s’arretait de tomber, Mais je n’ai pas à me plaindre ; c’est la sécurité complète et le confort relatif. Le cours ne joue qu’un tout petit role dans notre vie, quoique ns soyons là pour ça. Le capitaine qui ns les fait a l’air extremement jeune. Il n’est pas poseur et a l’air très calé. Mes compagnons, c’est [Roger de] La Morinerie que tu connais de nom, un autre aspirant, Simonin, un gros garçon très amusant et spirituel, un petit adjudant un peu pretencieux, musicien, de Rungis, deux ss lieut. un très intelligent, mauvais caractère et gai, un autre, moins intelligent, un peu sollenel et gentil quand meme. J’oubliais l’aspirant Morize, parce qu’il est peu ds le ton. Un homme d’un certain age, qui n’en finit pas, serieux, instituteur ds le civil. Nous ns retrouvons tous aux repas, aux cours et pendant le temps libre. Les repas ns les prenons ds une salle assez confortable, avec table et chaises. [Roger de] La Morinerie qui est chef de popote s’aquitte assez bien de ses fonctions. Les cours consistent ds une conference le matin, et une instruction pratique l’après-midi sur un terrain à quelque distance ; ns lançons des grenades sans faire trop de casse, faisons des relevés de terrains, etc. Le temps libre, on ne fait rien, à moins qu’on aille à Châlons. C’est ce que j’ai fait hier pour la première fois depuis mon arrivée ici On a vite fait de rencontrer sur la route un camion automobile et de sauter dedans. Aussi 15 kil. sont vite parcourus.
            Je suis arrivé assez tôt. Promenade ds la ville. On est toujours un peu abrutti de quitter le mouvement du front, pour trouver celui d’une ville. Châlons = uniformes, embusqués, gendarmes, boutiques, etc. La vie y est très chère.  Ça ne m’a pas empêché de faire un tour à la patisserie, de diner et coucher à l’hôtel. C’est une ville où l’on fait la noce. Comme je ne fais pas la noce, que le café ne me souriait guère, je suis allé à la cathédrale, je me suis assis sur une chaise, et je suis resté là jusqu’au diner. Il y a eu au bout d’un moment service pour les soldats. Un prêtre est monté en chaire et a dit des bêtises, mais je garde une impression très apaisante de ces moments.
            J’ai diné à l’hotel avec de Rungis et Coutard, je suis monté me coucher à la dernière bouchée et je me suis reveillé ce matin à 10 heures, après 12 heures ½ d’un sommeil ininterrompu. A 10 h ½ j’étais au temple. C’était vraiment assez bien (je ne sais pas quel pasteur prechait ?). J’ai du partir avant la fin, et encore suis-je parti à la dernière minute, et arrivé ici à la dernière minute, car ce n’était Dimanche que ce matin.
            J’ai trouvé en arrivant tes deux chères lettres du 19 et du 20. Je t’écris à tout hazard à Marseille. J’espère que tu vas passer là ou à Saverdun quelques bonnes journées ; je te suis par le cœur partout où tu es. J’ai reçu ton paquet plum-cake, veau, chocolat et la confiture est annoncée. Merci beaucoup. Ça complètera agreablement notre ordinaire. Mais vraiment je suis navré que tu depenses tant d’argent pour ces paquets. Je t’assure que ns pouvons nous procurrer de tout. C’est dommage de payer tout ce port en plus.
            Je reçois aujourd’hui une bonne lettre de Loux. Sa santé n’est pas très brillante. Mes correspondants réguliers outre toi sont lui, Léo, un peu Lestringant, Cera, et beaucoup de Mlle Viguier qui m’écrit une carte à peu près chaque  jour et à qui je reponds le plus souvent que je puis.
            Je t’embrasse comme je t’aime.

Jean 

            Mon affection va aussi à tous ceux qui t’entourent qu’ils soient Marseillais ou Saverdunais.