dimanche 10 juillet 2016

Peloton d’instruction divisionnaire, 10 juillet 1916 – Jean à sa sœur

10-7-1916
            Ma chère Suzon 

            Comme tu es brave de m’avoir envoyé de l’argent. Ma foi, il tombe très bien. Je n’en ai jamais eu autant, car tante Fanny m’en a aussi envoyé – mais je n’en ai jamais autant dépensé.
            Presque tout d’ailleurs file en boustifaille, boissons et fumée. Surtout ici où nous avons beaucoup moins de ressources qu’au 132e, et où ns touchons beaucoup moins de nourriture à l’ordinaire. On ne pense qu’à manger et on mange beaucoup ; ça devient dégoutant.
            Mais, parlons d’autre chose.
            Je suis navré d’avoir parlé à maman de permission. Car la permission pour citation, il n’y faut pas compter, sauf important evenement de famille… et encore. L’autre permission est encore infiniment lointaine. Des renforts sont arrivés à la Cie, classe 16 ou autres qui ont fait sejour à l’arrière mais dans la zone des armées, et qui prennent avant moi leur tour de perm. (en tout 80 à passer avant moi à la Cie) ; par le temps qui court elles seront supprimés longtemps avant que les 80 partent. On parle même de departs prochains, mais personne n’en sait rien.
            Maman a l’air de s’inquiéter pour ma santé. S’il n’y avait de souci à se faire que pour cela, ça irait bien. Je me porte comme le pont neuf. La fatigue est vite passée. Cette vie de grand air et d exercice est extremement saine.
            Toujours très, très sale temps.
            Hier Dimanche, exeptionnellement journée très belle. J’ai emprunté un velo et ns sommes partis [Edouard] Gétaz et moi à quelques kil. d’ici pour retrouver le 132. La physionomie de la Cie a changé beaucoup depuis Verdun. Je ne connais plus la moitié des hommes de ma section, et c’est navrant s’il nous faut retourner ensemble au travail. Là bas ils étaient epatants et nous formions une véritable famille.
            Maman dans chaque lettre me parle avec tendresse de « Na », comme il me tarde de la revoir. Je suis un peu effrayé de cette vivacité et de ce developpement. Il me semble que vous jouez trop avec elle. Il vaut tellement mieux laisser les petits enfants vivoter ; manger et dormir comme de petites bêtes.
            Tendrement à vous tous et encore merci. 

Jean