6-7-16
Mon cher ami
Je rentre des bureaux où j’ai été
voir [Robert] Pont et comme on m’a apporté le courrier du bureau pour que je puisse en prendre
connaissance dès mon retour, je trouve votre mot auquel je veux répondre avant
d’aller me coucher.
J’ai donc vu Pont qui va aussi bien
que possible. La balle est entrée et ressortie sans presque qu’il s’en
aperçoive. Il était levé et sautillait sur sa bonne jambe. Le major croit que
dans 15 jours il pourra quitter l’hopital, mais lui ne se voit pas si tôt guéri
ni moi non plus. Nous avons beaucoup parlé des amis et ce furent de bonnes
heures. Comme je n’avais pu entrer dès mon arrivée à l’hopital à cause du
personnel, j’en ai profité pour aller dans la cathédrale, belle, quoique trop
restaurée, &, en pensant à votre petit autel de notre dame, j’ai longuement
prié.
Vous me demandez que je vous parle
de Maury. Je crois l’avoir déjà fait, mais n’étant pas sûre du tout je
recommence. Voyez-vous ma pauvre tête est arrivée à la limite de ses forces,
& je m’en aperçois parce que je radote ou que j’oublie de parler à mes
aimés des choses qui peuvent le plus les intéresser. Mais avec toutes mes occupations,
si diverses, il y a de quoi s’égarer parfois, & j’ai un intense besoin de
rester un peu tranquille & de me laisser vivre en aimant de tout mon cœur,
tout simplement. Je vous dis tout cela pour m’excuser, ou de mon oubli, ou de
ma répétition.
Je connaissais à peine Pierre Maury
& n’avais pas pour lui une sympathie bien vive. Mais j’ai fait sa
connaissance & il a fait ma conquête. Beaucoup de droiture & de
sincérité. Beaucoup d’humilité aussi. Il dit que c’est la guerre qui l’a
transformé ainsi. Les deux points principaux de la conversation, les
voici :
1° Pourquoi tant parler de la reprise des relations
internationales ? Le premier travail à faire au lendemain de la guerre
sera dans notre pays et il y aura une œuvre immense à accomplir. Il est effrayé
de la soif de jouissance de la plupart des êtres, & croit que c’est surtout
du mal qui sortira de la crise actuelle. Il ne parait pas désirer
énormément la reprise des relations avec les boches, mais se montre à leur
égard plus indulgent que je n’aurais pensé.
2° Jusqu’ici, nous avons vécu en
égoïstes et hypocrites, appliquant la loi à rebours, c’est-à-dire étant très
indulgents pour nous-mêmes & très sévères pour les autres. Nous avons
condamné ceux qui commettaient ouvertement le mal, sans nous assurer que nous
l’accomplissions dans le secret de nos cœurs. Nous n’avons pas compris la
mentalité de ceux qui nous entouraient. Il nous faudra à l’avenir plus de
franchise, de de compassion, de largeur. P. Maury a pour ami un garçon dont il
se serait soigneusement écarté auparavant, parce qu’il a une vie
« immorale » & dont il apprend beaucoup.
Voilà la substance de nos
conversations. Vous savez trop que les dernières idées exprimées sont miennes
depuis longtemps, pour que j’aie besoin de beaucoup insister. Vous les partagez
aussi, d’ailleurs. Tout notre système est faux, vicieux, pharisien. Je souhaite
que beaucoup aient le courage de le dire après l’avoir reconnu, & de le
combattre de toute leur énergie.
Alors, vous comprenez pourquoi j’ai
été heureuse de découvrir ce Pierre Maury-là ! Peut-être Albert Léo y
est-il pour quelque chose. J’aimerais que [Charles] Grauss adopte aussi ces idées. Avant
la guerre, il ne l’avait pas, ni lui, ni sa femme ! Tout être était impur qui ne connaissait même
que la tentation. Une faute de jeunesse vous interdisait tout avenir. J’ai dû
discuter longuement un jour avec Mme Grauss pour lui faire admettre
qu’un repentir sincère & une vie transformée donnaient droit à tous les
espoirs d’avenir. Encore ne l’avait-elle admis qu’à moitié… même pas !
Ah ! l’indulgence pour les
fautes d’autrui ! L’amour qui excuse tout, comprend tout, espère
tout !
Surtout, ne croyez pas que je
m’impose, moi, un modèle de charité ! Hélas ! hélas ! ah !
je suis bien misérable, allez !
Je pense en ce moment à notre heure
de prière lors de votre dernier passage Au revoir. Je vous aime et vous
embrasse de tout mon cœur.
L. Viguier