mercredi 6 juillet 2016

Paris, 6 juillet 1916 – Léo Viguier à Jean

[La première des deux lettres conservées de Léo Viguier.]
6-7-16
            Mon cher ami 

            Je rentre des bureaux où j’ai été voir [Robert] Pont et comme on m’a apporté le courrier du bureau pour que je puisse en prendre connaissance dès mon retour, je trouve votre mot auquel je veux répondre avant d’aller me coucher.
            J’ai donc vu Pont qui va aussi bien que possible. La balle est entrée et ressortie sans presque qu’il s’en aperçoive. Il était levé et sautillait sur sa bonne jambe. Le major croit que dans 15 jours il pourra quitter l’hopital, mais lui ne se voit pas si tôt guéri ni moi non plus. Nous avons beaucoup parlé des amis et ce furent de bonnes heures. Comme je n’avais pu entrer dès mon arrivée à l’hopital à cause du personnel, j’en ai profité pour aller dans la cathédrale, belle, quoique trop restaurée, &, en pensant à votre petit autel de notre dame, j’ai longuement prié.
            Vous me demandez que je vous parle de Maury. Je crois l’avoir déjà fait, mais n’étant pas sûre du tout je recommence. Voyez-vous ma pauvre tête est arrivée à la limite de ses forces, & je m’en aperçois parce que je radote ou que j’oublie de parler à mes aimés des choses qui peuvent le plus les intéresser. Mais avec toutes mes occupations, si diverses, il y a de quoi s’égarer parfois, & j’ai un intense besoin de rester un peu tranquille & de me laisser vivre en aimant de tout mon cœur, tout simplement. Je vous dis tout cela pour m’excuser, ou de mon oubli, ou de ma répétition.
            Je connaissais à peine Pierre Maury & n’avais pas pour lui une sympathie bien vive. Mais j’ai fait sa connaissance & il a fait ma conquête. Beaucoup de droiture & de sincérité. Beaucoup d’humilité aussi. Il dit que c’est la guerre qui l’a transformé ainsi. Les deux points principaux de la conversation, les voici :
1° Pourquoi tant parler de la reprise des relations internationales ? Le premier travail à faire au lendemain de la guerre sera dans notre pays et il y aura une œuvre immense à accomplir. Il est effrayé de la soif de jouissance de la plupart des êtres, & croit que c’est surtout du mal qui sortira de la crise actuelle. Il ne parait pas désirer énormément la reprise des relations avec les boches, mais se montre à leur égard plus indulgent que je n’aurais pensé.
            2° Jusqu’ici, nous avons vécu en égoïstes et hypocrites, appliquant la loi à rebours, c’est-à-dire étant très indulgents pour nous-mêmes & très sévères pour les autres. Nous avons condamné ceux qui commettaient ouvertement le mal, sans nous assurer que nous l’accomplissions dans le secret de nos cœurs. Nous n’avons pas compris la mentalité de ceux qui nous entouraient. Il nous faudra à l’avenir plus de franchise, de de compassion, de largeur. P. Maury a pour ami un garçon dont il se serait soigneusement écarté auparavant, parce qu’il a une vie « immorale » & dont il apprend beaucoup.
            Voilà la substance de nos conversations. Vous savez trop que les dernières idées exprimées sont miennes depuis longtemps, pour que j’aie besoin de beaucoup insister. Vous les partagez aussi, d’ailleurs. Tout notre système est faux, vicieux, pharisien. Je souhaite que beaucoup aient le courage de le dire après l’avoir reconnu, & de le combattre de toute leur énergie.
            Alors, vous comprenez pourquoi j’ai été heureuse de découvrir ce Pierre Maury-là ! Peut-être Albert Léo y est-il pour quelque chose. J’aimerais que [Charles] Grauss adopte aussi ces idées. Avant la guerre, il ne l’avait pas, ni lui, ni sa femme !  Tout être était impur qui ne connaissait même que la tentation. Une faute de jeunesse vous interdisait tout avenir. J’ai dû discuter longuement un jour avec Mme Grauss pour lui faire admettre qu’un repentir sincère & une vie transformée donnaient droit à tous les espoirs d’avenir. Encore ne l’avait-elle admis qu’à moitié… même pas !
            Ah ! l’indulgence pour les fautes d’autrui ! L’amour qui excuse tout, comprend tout, espère tout !
            Surtout, ne croyez pas que je m’impose, moi, un modèle de charité ! Hélas ! hélas ! ah ! je suis bien misérable, allez !
            Je pense en ce moment à notre heure de prière lors de votre dernier passage Au revoir. Je vous aime et vous embrasse de tout mon cœur. 

L. Viguier