Ambulance
16/XX S.P.62
Le
24 juillet 1916
5 h
matin
Mon cher ami
Ton mot du 11 m’a fait grand
plaisir : je te sais sorti sans dommage de l’enfer de Verdun.
Je connais aussi ce sentiment dont
tu me parles et que tu exprimes par ces mots « Je ne suis pas mort, vive
la Vie ». C’est terrible de voir comme il se lit dans toutes ses
physionomies quand on sort d’un sale endroit. J’ai vu cela au Labyrinthe, quand
après des périodes dures, la relève arrivée, les boyaux parcourus, on se
retrouvait sur une route en ligne déployée sur deux rangs. On était peu, on
regardait à droite et gauche, on constatait les absences. Et déguenillés,
sales, épuises, tout le monde pensait que l’important était sauvegardé. Les
autres disparus oui ! mais moi, je suis là. Et personne n’était là pour
tenir le propos opposé, puisque les morts n’étaient pas là. Et cependant…
Il est curieux de voir comme dans
ces questions l’homme se met hors cause. « Ça » ne peut pas lui
arriver, « ça » ne devait pas lui arriver. Si X est mort, c’est que…
Etc.
Presque tous sont persuadés qu’ils
en reviendront, ils croient à un déterminisme spécial, Et cependant ils
confessent que dans chaque engagement dangereux on perdra 50 % de l’effectif.
On dirait que ces 50 % ne seront pas prélevés sur les 100 % existants à la Cie !
Le vouloir-vivre est si violent en
nous qu’on arrive même à ne pas vouloir s’attacher à la pensée de ceux qui ont
été tués et des circonstances de leur mort. Je ne sais pas si tu es comme
moi. Mais dans ce vouloir vivre qui se manifeste en nous là-bas dans les heures
terribles, grossi à la loupe, je sens quelque chose de brutal, de bestial. Ce
n’est pas comme dans la bonne société du temps de Paix : c’est tout crû.
On frissonne à penser que l’humanité se cramponne pareillement à la vie. C’est
un mystère. Car en définitive ce vouloir vivre dans la vie normale est
indispensable. Il n’aboutit même pas forcément à la compétition à la concurrence
chez des hommes frottés d’un peu d’Evangile.
Tu te demandes si j’ai un travail
ingrat. Non mon cher petit, pas du tout. J’ai pour le moment la bonne part. Je
remplis mon devoir très humble que mon Sauveur eut aimé parce qu’il plaçait
dans le « service » en plus haute prérogative humaine. Je suis
infirmier en salle, c à d que je m’occupe de tous les soins aux blessés, à
l’exclusion (ou à peu près) de ce qui concerne les blessures
[Fin du feuillet, feuillet suivant
manquant, ce qui ne permet pas d’identifier l’auteur de cette lettre, très certainement un camarade de la faculté de théologie ou de la Fédé. (Il ne s'agit pas d'Albert Léo, ce n'est pas son écriture.)]