Villa
de Suède, le 21 octobre 1915
Mon Jeanot chéri
Je viens d’avoir ce Jeudi ta carte
du 19, cela va plus vite et je m’en réjouis. Les premières lettres mettaient
tjours trois jours en carte. En est-il de même des miennes ?
Je sais que tu ne t’ennuies jamais
mon chéri, mais moi je souffre de ton isolement et j’aimerais te sentir dans un
regiment, ou une Cie ou tu serais avec des camarades, des amis, entouré de sympathie et
d’affection. J’attends vite de savoir si je dois t’envoyer un petit colis sans
le livre introuvable ?
Je pourrais te conter une de nos
journées, tu les connaîtras toutes car elles sont toutes pareilles. Il y a
cependant des variantes. Nous voyons les choses en bleu si le contentement
règne à la villa ou en bien sombre quand comme hier, les idées sont noires.
Suzie est parfois très découragée et je le comprends…. Elle a voulu hier faire
quelque pas, elle a senti sa douleur et j’ai constaté du pus dans les urines
alors sans ns le dire franchement, ns pensons de même. Il n’y a rien de
sérieusement declanché et n’y aura-t-il pas ici une impotence pr
toujours ? Oh ! cette pensée est terrible et j’essaie de la chasser
bien loin. Mais Suzie la connait aussi et dans ces moments là ses yeux sont si
sombres qu’ils me font peur.
Aujourd’hui, le baromètre est
remonté ! Il faisait beau du reste, un soleil d’automne un peu languissant
qui fait penser au triste hiver. Léna a repris des couleurs et elle est sage
bien sage a condition qu’on lui donne son biberon. Elle consent à prendre le
sein d’un air dégouté et le refuse avec énergie quand le trait s’arrête et
qu’il faut prendre quelque peine. Alors Suzie se désespère.
Je les ai quittées hier quelques
instants pr aller voir tante Anna. Le salon était plein de monde et je n’ai
rien eu à dire. Du reste mes consolations n’auraient que faire. Elles sont
toutes trois fort sereines et ont tjours le sourire au lèvre. Je pense que pr
ta tante la douleur n en est que plus vive, mais elle n en laisse rien voir.
Elles n’ont aucun regret. On a tout tenté et l’amputation prise au début ne
pouvait être admise, il fallait d’abord tenter de sauver le membre ! On ne
pouvait se douter qu’il y eut empoisonnement. Il s’est endormi tout doucement,
sans souffrances, mais il en a supporté de terribles. Lucien est tjours le
même, il porte beau, mais je l’ai à peine vu.
Je n ai pas eu une minute pr y retourner aujourd’hui,
bien que la fidèle Alice Herrmann soit
venue de Montpellier comme presque tous les jeudis voir ta sœur. J’ai eu la
visite de Mme Buchel qui m’a conté les tristesses matrimoniales de Lena.
Son mari ne veut plus la voir et elle demeure sous son toit à Paris souffrant
le martyr. Voici le laitier qui va prendre ma lettre je ne puis écrire qu’à toi
je ne puis répondre à personne.
Je te quitte pr aller donner lavages, injections,
langer, dorlotter et tout le reste ! et en faisant tout cela ma pensée
vole vers toi, mon cher petit qui remplit le cœur de sa maman et je t’embrasse
bien tendrement.
Suzie est Alice se joignent à moi. Merci des détails que tu me donnes sur
ta vie.
Tendresses
Ta mère affectionnée