dimanche 18 octobre 2015

Plélo, 18 octobre 1915 – Jean à sa mère

Plélo, 18 octobre 1915
            Maman cherie 

            Je ne t’ai rien écrit hier ; c’est bien le moins que je t’écrive aujourd’hui une vraie lettre. D’autant plus que ta dernière lettre était très substantielle. Je t’ai dit je crois que j’avais reçu ton paquet. Encore merci. Merci des details que tu me donnes sur la mort d oncle Louis. Oui c’est triste cette mort loin de chez lui, loin des siens, et sans avoir gouté le temps de repos auquel il touchait. Oncle Frank a-t-il obtenu la permission en question ?
            Je comprend que la petite fasse votre orgeuil et votre joie. Comment va Suzon ?
            Tante Fanny doit être bien inquiète sur le sort de Rudy. Je n’ai pas reçu les chaussettes dont il est question et n’en ai d’ailleurs pas besoin.
            La nourriture est abondante et bien preparée, la vie que je mène très saine (courtes marches, long sommeil, grand air) et à ce regime je me porte admirablement. Si je ne souffrais pas encore un peu je serais certainement apte à faire campagne tout de suite.
            As-tu des nouvelles de tante Anna ?
            Je suis chargé maintenant de la 3e catégorie de la 29e Cie, le lieutenant commandant cette categorie étant parti. J’aurai dès lors un peu plus de responsabilité et pas beaucoup plus de travail. J’aime mieux avoir une tache ; c’est moins abrutissant.
            Hier je pensais passer la journée avec Jean Lichtenstein. Avant-hier soir j’ai reçu à mon depit une dépêche de lui m’annonçant qu’il ne pouvait venir. Je me suis donc dirigé vers Guingamp (¼ d’heure de chemin de fer) pour voir les Bruneton. Acceuil très cordial. Il est capitaine du depot de remonte, où je l’ai trouvé et que j’ai visité. Il m’a présenté à tous les officiers du depot, et le commandant m’a même offert l’aperitif. C’était touchant. J’ai déjeuné simplement avec eux. Les petits enfants sont aussi là. Je n’ai vu que l’ainé qui avait bien sommeil et ne voulait pas faire la sieste. Lui repartait à 3 heures pour aller acheter des chevaux dans le Finistère. Le dernier train étant très tard j’ai jugé bon de partir à mon tour à 3 h ½. Un autre jour, lui restant ils me feront circuler en auto ds le pays. Ils sont très gentils, mais un peu enervants avec leurs prejugés monarchiques et leurs attaques par principe contre le gouvernement.
            De Guingamp rien à dire : une eglise assez curieuse et vieille, avec des arcs boutants interieurs, de vieux remparts.
            Au lieu de m’arrêter à Châtelaudren j’ai filé jusqu’à St-Brieuc où j’ai fini ma journée. J’espérais retrouver un volontaire que je ne connaissais pas mais il a quitté le patelin depuis 10 jours pr Paris.
            Ce matin j’ai fait une petite marche avec mes hommes. C’est effrayant toutes les tristesses qui s’ajoutent au drame de la guerre et qui l ecrasent. L’un qui n’est pas riche se fait voler 100 frs alors qu’il était ivre. Un autre, qui a au moins la figure honnête apprend que sa femme a vendu tout ce qui leur appartient et abandonné la maison. En fin de compte, le grand consolateur c’est l’alcool.
            Adieu, maman cherie, je suis avec vous tous. 

Jean