Plélo,
6 octobre 1915
Maman cherie
Je t’écris ces quelques mots bien
que je n’ai pas encore passé la visite, parce que j’ai le temps de bavarder un
peu avec toi. J’emporterai ma lettre à Châtelaudren et ajouterai le resultat de
la visite.
Hier et aujourd’hui n’étant encore
affecté à aucun service, j’ai passé des journées agreables. J’ai pu lire et
ecrire, me promener. J’ai revu Couve, le père de Mme Robert, qui
depuis qu’il est ici dans l’auxiliaire est moins égaré.
Ce pays est vraiment epatant quand
il ne pleut pas. Extremement vert, legerement mamelonné, très arrosé, des bois,
des genets, des fougères. La mer n’est pas loin, à 13 kil. Je me promets de
pousser jusque là. (J’ai écrit à J. [Jean]
Lichtenstein pour lui faire signe, j’espère bien qu’il viendra me voir
bientôt). J’aime bien aussi ma chambre ; elle est tout ensoleillée et
fleurie. Des bonnes sœurs aux cornettes étranges gardent des enfants et font
l’école dans la maison en face, toute la journée on entend le trottinement des
petits sabots. Le village est très propre, presque toutes les maisons sont vieilles,
et presque toutes les fenetres sont garnies de geramium. Les femmes ont toujours
leur costume noir et leur coiffe blanche, et sous leur coiffe une figure grave
et un peu triste. Ma propriétaire qui est pourtant bonne et serviable ne sourit
jamais.
Je commence à faire connaissance avec
les off. et ss-off. du village. Ils sont gentils et accueillants, mais je
passerai quand même mon temps de loisir ds ma chambre ou sur les routes.
Je ne t’ai pas donné beaucoup de
details sur ma journée à Paris. J’ai dejeuné Lundi chez les Bolgert. Le general
est degommé. Jean n’est pas tout a fait remis. Ils m’ont appris une triste
nouvelle que tu connais surement, l’amputation de la jambe de Pierre. Donne moi
des details lorsque tu les auras.
Adieu ma chère maman, sois
courageuse. Je pense constement à vous et vous embrasse de tout mon cœur.
Jean
Ecris moi vite. Il me tarde d’avoir des nouvelles de
Suzon.
Flash-back
J’étais
reçu plus souvent et plus intimement par d’autres correspondants, des cousins
de ma tante Benoît, le général et Mme Bolgert. Lui commandait
alors un corps d’armée. (Il devait être limogé brutalement par Joffre dès les
premières semaines de la guerre). Quelle qu’ait pu être alors l’autorité du
chef militaire il était visible que dans le ménage ce n’était pas le petit
général, mais sa grande femme qui assurait le commandement suprême. Elle a
toujours été très maternelle et affectueuse pour moi en particulier au moment de la mort de ma
grand’mère Médard dont j’ai appris la fin non sans peine pendant ce premier
séjour à Paris [1911]. Ils avaient deux fils dont l’aîné, Jean, à peu près du
même âge que moi a fait, je crois, une carrière assez brillante.
Mémoires de Jean Médard, 1970 (2ème
partie : Enfance et jeunesse)
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