4-5-16
Maman chérie
J’ai reçu hier deux lettres de
toi ; une du 26, assez vieille déjà, l’autre du 29, de Saverdun. J’ai été
très intéressé par les details que tu me donnes, surtout sur les tout petits
que je ne connais pas.
Quelle joie ce serait de revoir
oncle Georges ! Je ne le croyais pas le moins du monde dans ces parages,
qui avaient été un peu les siens, je crois. Tante Fanny m’avait dit qu’il était
du côté de Nancy. Je vais lui écrire aujourd’hui même. Je voulais passer une
bonne après-midi de correspondance avec toi et le service est entre nous deux.
J’ai pris le quart ce matin en
première ligne, je le reprends cette nuit ; ce n’est pas fatiguant du tout
mais ça me donne une invincible envie de dormir tout le reste du temps. Quand
j’essaie d’y resister pour lire ou ecrire un peu, c’est la torpeur,
l’engourdissment des idées et des sentiments.
Il faudra te contenter quelque temps
encore de ces mots secs, de ces squelettes de lettres qui ne te disent rien de
ma vie et de ma tendresse. Le tragique de notre vie est generalement plus
intérieur que manifeste.
Toutes les nuits on tiraille en
première ligne, generalement sans résultat. Cette nuit à un coup de feu, tiré
au hasard comme toujours, ont repondu de l’autre coté les cris et gemissements
d’un travailleur ou d’un patrouilleur qui avait été touché. Le tireur, un brave
breton tout jeune était consterné : « Oh ! ». Le sergent
lui dit : « Tu as tué un boche Jean-Marie » et lui ds son
jargon : « Eux, il le fait, nous il faut faire aussi ».
Les ames les plus simples ont leur
delicatesse de conscience et celui-ci a bien senti que tout en faisant son
devoir il venait d’accomplir q chose de grave et il a eprouvé le besoin de se
justifier. C’est tout notre drame de conscience cette phrase.
5-5-16
Pas le temps de t’écrire
aujourd’hui.
Tendresses
Jean