Avignon,
11 mars 1915
Maman cherie
Voilà la nouvelle que tu attendais
avec angoisse depuis longtemps : Je pars. Je sais que, malgré le temps
passé par moi ds les depots, ce sera pour toi un coup et actuellement je ne
pense même pas à la vie qui m’attend, je ne puis penser qu’à toi. Je sais,
maman, que la souffrance des mères est plus grande que la souffrance de ceux
qui se battent, et je te supplie de ne pas te laisser abattre. Je sais que tu
seras forte. Si j’ai un regret c’est de n’avoir pas pu vous embrasser une
dernière fois Dimanche dernier, mais ns sommes moins que jamais les maîtres de
nos heures et ns n’avons qu’à être reconnaissants des bonnes journées que ns
avons déjà passé ensemble cet hiver.
Je pars pour le 132ème,
qui en temps de paix est à Reims ; le depot est actuellement à Guingamp
(Cotes du Nord), près de St Brieuc. Le regiment se bat je ne sais pas
exactement où, entre Reims et Verdun je crois. C’est probablement là que ns
irons directement. Je change d’axe et de corps d’armée (VIème). Je
ne sais rien encore sur le moment, sur le jour du depart. Je viens d’apprendre
mon affectation il y a une heure. Je pars avec le sergent major et 3 sergents,
le caporal de la Cie, (gradés que je connais tous) et des hommes que
je ne connais pas, 250.
J’aurais probablement la
responsabilité de ce renfort jusque sur le front ou sur le depot plus probablement
sur le front. Un regret c’est de laisser
là tous mes bleus. Tant pis. Je t’assure qu’il me tardait, malgré tout de
partir. Je me sentais mal à mon aise et la vie de depot me demoralisait
veritablement.
Je ne te dis pas de venir ou de ne
pas venir. Je crois qu’il vaudrait mieux que tu ne viennes pas, mais je ne
voudrais pas te laisser de regrets. Je te télégraphierai le moment de notre
depart dès que je le saurais.
J’ai tout ce qu’il me faut. Cette
après-midi je vais sortir en ville faire mes dernières emplettes et mes visites
d’adieu. Je dine ce soir chez Mme Alric.
Adieu, maman bien aimée, ns serons
toujours près l’un de l’autre malgré la distance et près de celui qui ns garde,
ns console et nous aime.
Je t’embrasse tendrement, je vous
embrasse tous les 4 de tout mon cœur.
Jean
Ecris moi ici jusqu’à nouvel ordre.