Notre convoi a
remonté lentement la vallée du Rhône. A la tombée de la nuit nous traversons la
Bourgogne. Le paysage n’est animé que par de grands vols de corbeaux, lugubres,
à l’unisson de nos cœurs. Nous sommes habillés de neuf, en bleu horizon, et
portons sur d’insolites écussons jaunes le numéro du 132ème auquel
nous sommes affectés et qui se bat depuis Septembre dans un secteur redoutable
des Hauts-de-Meuse : les Eparges.
Je partage le
compartiment du capitaine qui commande notre détachement. Il n’est plus jeune,
ni belliqueux : « J’ai été trop bête, dit-il, à mon âge, j’aurais
bien pu m’embusquer, me faire nommer commissaire en gare, par exemple, comme
celui qui faisait l’important tout à l’heure sur le quai… au lieu d’aller me
faire tuer aux Eparges. Les Eparges ! nous ne sommes pas vernis. Ils
appellent ça un point de friction et ils veulent réduire la « hernie de
St-Mihiel ». Ils me donnent mal au ventre avec leur hernie et leur
friction. Est-ce que vous croyiez que nos hommes ne savent pas ce qui les
attend ? Vous n’avez qu’à voir leur gueule. Ils ne sont pas gais. On en a
assez parlé dans les journaux de leurs Eparges. Et dans les hôpitaux ! On
dirait que les blessés en rappliquent tous. Ça en bouffe du monde. »
Que
répondre ? Je ne suis pas plus gai que nos hommes, mais je n’aurai voulu
pour rien au monde rester un jour de plus à Avignon. Les hommes de ma classe
souffrent et se font tuer depuis le premier jour de la guerre et j’ai honte
d’être resté si longtemps à l’arrière. Mais je n’ai aucune envie de tuer, ni
d’être tué. J’aime la vie. Je suis conscient des dangers qui m’attendent. J’ai
peur de mourir. J’ai peur de moi-même aussi. Comment vais-je tenir le
coup ? Pourtant c’est avec un intense intérêt que je me vois introduit
dans ce monde mystérieux : le front, et appelé à vivre cette aventure
extraordinaire : la guerre.
Mémoires
de Jean Médard, 1970
(3ème partie : La guerre)