samedi 14 mars 2015

14 mars 1915 – En route vers le front


Notre convoi a remonté lentement la vallée du Rhône. A la tombée de la nuit nous traversons la Bourgogne. Le paysage n’est animé que par de grands vols de corbeaux, lugubres, à l’unisson de nos cœurs. Nous sommes habillés de neuf, en bleu horizon, et portons sur d’insolites écussons jaunes le numéro du 132ème auquel nous sommes affectés et qui se bat depuis Septembre dans un secteur redoutable des Hauts-de-Meuse : les Eparges.

Je partage le compartiment du capitaine qui commande notre détachement. Il n’est plus jeune, ni belliqueux : « J’ai été trop bête, dit-il, à mon âge, j’aurais bien pu m’embusquer, me faire nommer commissaire en gare, par exemple, comme celui qui faisait l’important tout à l’heure sur le quai… au lieu d’aller me faire tuer aux Eparges. Les Eparges ! nous ne sommes pas vernis. Ils appellent ça un point de friction et ils veulent réduire la « hernie de St-Mihiel ». Ils me donnent mal au ventre avec leur hernie et leur friction. Est-ce que vous croyiez que nos hommes ne savent pas ce qui les attend ? Vous n’avez qu’à voir leur gueule. Ils ne sont pas gais. On en a assez parlé dans les journaux de leurs Eparges. Et dans les hôpitaux ! On dirait que les blessés en rappliquent tous. Ça en bouffe du monde. »

Que répondre ? Je ne suis pas plus gai que nos hommes, mais je n’aurai voulu pour rien au monde rester un jour de plus à Avignon. Les hommes de ma classe souffrent et se font tuer depuis le premier jour de la guerre et j’ai honte d’être resté si longtemps à l’arrière. Mais je n’ai aucune envie de tuer, ni d’être tué. J’aime la vie. Je suis conscient des dangers qui m’attendent. J’ai peur de mourir. J’ai peur de moi-même aussi. Comment vais-je tenir le coup ? Pourtant c’est avec un intense intérêt que je me vois introduit dans ce monde mystérieux : le front, et appelé à vivre cette aventure extraordinaire : la guerre.

Mémoires de Jean Médard, 1970 (3ème partie : La guerre)