Nous partons
de nuit pour les lignes, remontant les premières pentes des Hauts-de-Meuse.
Nous nous installons dans un vallonnement à l’est du village des Eparges, où
deux bataillons du régiment resteront en réserve jusqu’à l’heure de l’attaque.
C’est, semble-t-il, sans aucun plaisir que le 132, régiment de l’Est, voit arriver en renfort des
réservistes du Midi. Depuis Dieuze, les vertus militaires du quinzième corps
sont très contestées. Pourtant le capitaine Sordet[1],
commandant de la 11ème à laquelle je suis affecté, me reçoit avec
une certaine chaleur. Mais il est préoccupé, pessimiste et las comme les autres
officiers. « Je suis le seul
officier de la compagnie, mes quatre chefs de corps sont des sergents. Vous
êtes aspirant. Je devrais régulièrement vous donner le commandement d’une des
sections, mais vous arrivez, vous ne connaissez ni les hommes ni le terrain.
Pour le moment vous resterez près de moi. Vous n’aurez que trop vite une
succession à prendre.»
Un peu avant
l’attaque, vers trois heures, notre artillerie déclenche un violent
bombardement sur les lignes allemandes et d’abord à notre gauche, dans la
plaine. C’est essayer bien vainement de donner le change à l’ennemi. Il va de
soi que l’éperon est la clé de la position, c’est là qu’aura lieu l’attaque.
Nous nous mettons en mouvement. Ma compagnie n’attaque pas en première vague.
Nous descendons en courant le ravin boisé qui prolonge brusquement le
vallonnement où nous avons passé la matinée et, dépassant les premiers morts,
nous nous installons et nous entassons sur la pente opposée, assez raide que
les canons allemands ne peuvent atteindre et où nous devrions pouvoir attendre
en sécurité le moment de progresser à notre tour. Mais si notre refuge est
inaccessible aux obus, il ne l’est pas aux crapouillots. Les Allemands qui
s’attendent à notre attaque nous réservent un mauvais quart d’heure. Les
« torpilles » se mettent à pleuvoir dru sur notre formation compacte.
Nous les voyons arriver, ce qui les rend plus démoralisateurs que les obus. Au
sommet de leur trajectoire elles semblent flotter et se balancer un instant
au-dessus de nos têtes, comme une bouteille vide sur la mer, puis tombent
verticalement. Le ravin est ébranlé sans arrêt par ces explosions terrifiantes.
Comme baptême du feu c’est assez réussi.
Je m’aplatis dans un trou. Je suis comme hypnotisé par l’extrémité d’une
bougie qui sort de ma musette. A côté de moi, au milieu des fracas et des
clameurs, j’entends la voix d’un « écusson jaune » avec son bel
accent de Carpentras : « Dites, aspirant, on était mieux à
Châteaurenard ! » Châteaurenard ! Nous n’en sommes pas seulement
à des centaines de kilomètres, nous sommes dans un autre univers.
Quand je me
relève pour reprendre la marche en avant le paysage s’est transformé : les
arbres sont déchiquetés ou renversés, mais surtout, autour de gros entonnoirs,
c’est l’horrible vision de cadavres ou de blessés gémissants ou hébétés qui
semblent couchés ou assis en cercle, du sang, des débris humains accrochés aux
branches. Jamais au cours de la guerre je ne devais avoir spectacle plus atroce
sous les yeux.
L’attaque a
échoué, comme prévu. Notre objectif principal, le point 0, éperon de la crête
sur la plaine, n’est pas atteint. Une tranchée allemande a été conquise, mais
elle n’offre aucune visibilité. Nous la rejoignons et notre tâche va consister
maintenant à établir une nouvelle ligne de défense un peu en avant, en
transportant d’abord des sacs à terre derrière lesquels nous pourrons trouver
un abri provisoire en attendant de creuser une nouvelle tranchée mieux située.
Ce n’est pas facile. En face de nous les ennemis, repliés de l’autre côté de la
crête, ne nous voient pas, mais à notre droite ils nous dominent depuis les
positions qu’ils occupent sur le « sommet » des Eparges, en face du
106. Ils tirent d’assez loin, mais déjà, sur le terrain où nous nous agitons,
bien des hommes sont tombés.
Mon capitaine
a été blessé dans le ravin et évacué. Aucune figure ne m’est plus familière que
quelques « écussons jaunes » perdus comme moi dans ce régiment où,
nouveaux venus, ils ne connaissent personne. Les compagnies sont mélangées sur
cette première ligne que nous essayons d’installer. Je ne sais plus à qui
obéir, ni à qui commander. La nuit venue je m’en vais à gauche, près du point
0, le coin qui me paraît le moins solidement occupé. Je me mets à la
disposition du lieutenant qui commande ce secteur. Je scrute les taillis en
avant de nous, où quelques corps de soldats français sont étendus. Je panse un
blessé. Etrange blessure ! Blessé à la tête il saigne abondamment, mais la
balle s’est arrêtée entre la paroi du crâne et le cuir chevelu sans continuer
sa course. Je somnole un moment dans l’abri du lieutenant.
Mémoires
de Jean Médard, 1970
(3ème partie : La guerre)
Source : Mémoire des hommes –
Journal de marche du 132ème R.I.
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[1] Henri Sordet. Il était en fait lieutenant (du moins au printemps 1915). Cf. sa lettre du 26 mai 1915.