9
mars 1915
Mon cher Coco,
Je fais l’immense effort de t’écrire
dans un café bondé mal éclairé, avec des camarades qui causent.
Mais je voudrais tellement rester
mieux en contact avec toi. C’est idiot qu’on te sépare de tes bleus. Les
autorités ignorent tout à fait les forces personnelles dans les affectations.
Et on ferait de bonnes choses si c’était autrement. On finit par prendre son
parti de cette immobilité, et on utilise les rares occasions qui se présentent
par hasard.
Tu sais, c’est partout pareil, ici
les soldats sont comme ailleurs sauf les combattants qu’on ne voit que
blessés ! J’ai vu une belle chose, sur la montagne l’autre jour. Après l’attaque, les premiers blessés
légèrement arrivent à pied, joyeux, oubliant leur blessure, félicitant les
artilleurs. Mais ensuite les blessés couchés arrivent et le charme s’évanouit.
Je me sens souvent plus en communion
avec les choses que les gens ; et le cadre, sapins droits et serrés,
torrents, neige, tout cela est à moi, mais les préoccupations et les pensées de
la plupart, je n’y suis pas. Quelle joie quand on trouve une oasis dans le tas,
et il y a de braves garçons, au fond, surtout les jeunes.
Il y a un petit paysan du Centre,
Allier, à l’air idiot, qui n’est ni sot, ni mauvais, et c’est « mon
bleu », mais il n’est pas dans ma section. Peu à peu, je trouve parmi les
non méridionaux quelques figures à investiguer. Mais les Perpignanais et Audois m’irritent.
Mais il faut, comme je l’écrivais à
Grauss, il faut absolument que cette guerre ne soit pas pour nous une
parenthèse, un point de vue spirituel, mais un élément de notre vie, intégré
dedans. Que serait une foi qui ne fonctionne qu’en temps de paix ?
Je vois [mot illisible] de 2 familles alsaciennes, industrielles,
très gentilles. Hier j’y ai diné et ai écouté de la musique, il y avait un
violon solo, brancardier aux tranchées, menacé d’otite !
Montons, quoiqu’il arrive, et ne
reculons pas.
Bien affectueusement
A. Léo