Au petit jour
notre train traverse l’Argonne. Il y a des convois d’artillerie sur les chemins
et même, autour de la voie quelques trous d’obus. Notre ligne, la seule qui
puisse ravitailler Verdun, passe seulement à quatre kilomètres du front. Dans
un an les Allemands la détruiront sans peine dès le premier jour de leur grande
offensive et le salut de la place forte sera gravement compromis. Pour le
moment la gare de Verdun a encore l’aspect paisible d’une petite gare de
province. Nous la dépassons, et c’est un peu plus loin, à Dieue-sur-Meuse, que
nous débarquons. Les « écussons jaunes » se secouent après leur long
séjour dans le train et, pesamment chargés, lentement, nous remontons les
Hauts-de-Meuse jusqu’à Sommedieue, où nous nous arrêtons pour nous reposer et
nous restaurer.
C’est là que
je reçois la mystérieuse visite d’un ange, sous l’uniforme inattendu d’un sergent
du 106ème régiment qui fait brigade avec nous. Il est entré dans le
bistrot où nous prenions un café, mon capitaine et moi, pendant la pause. Les
quelques mots que nous échangeons me font comprendre que cette rencontre a un
sens. Délaissant mon capitaine à l’humeur maussade, je fais quelques pas avec
lui sur la route. Il s’informe amicalement de moi puis il me dit avec
sérieux : « Vous savez : c’est très dur. Il faut vous armer de
tout votre courage, mais surtout de toute votre foi, vous qui savez ce que
c’est que la foi ». Un avertissement et un appel qui viennent de
loin ! Mais le capitaine siffle le rassemblement et nous devons nous
séparer brusquement sans que je sache ni d’où il vient, ni où il va, ni qui il
est. Je ne devais jamais le revoir.
Nous continuons
tout l’après-midi notre marche à travers les Hauts-de-Meuse, puis à la nuit
noire, avec la moitié du détachement qui m’a été confiée, dans la plaine de
Woevre, le long des côtes, sur un horrible chemin où la boue nous arrive
jusqu’aux chevilles et où d’interminables convois d’artillerie nous croisent,
nous dépassent et nous bousculent. Enfin nous atteignons notre dernière étape,
Trésauvaux, où un vieil adjudant nous indique nos cantonnements. Silence et
obscurité sont de règne. La crête des Eparges n’est plus loin de nous et elle
nous domine. J’occupe une chambre qui serait presque confortable dans ce
village à moitié démoli si le lit possédait seulement un matelas. Je puis au
moins me déchausser, m’envelopper dans ma couverture et dormir.
Mémoires
de Jean Médard, 1970
(3ème partie : La guerre)