dimanche 15 mars 2015

15 mars 1915 – En route vers le front


Au petit jour notre train traverse l’Argonne. Il y a des convois d’artillerie sur les chemins et même, autour de la voie quelques trous d’obus. Notre ligne, la seule qui puisse ravitailler Verdun, passe seulement à quatre kilomètres du front. Dans un an les Allemands la détruiront sans peine dès le premier jour de leur grande offensive et le salut de la place forte sera gravement compromis. Pour le moment la gare de Verdun a encore l’aspect paisible d’une petite gare de province. Nous la dépassons, et c’est un peu plus loin, à Dieue-sur-Meuse, que nous débarquons. Les « écussons jaunes » se secouent après leur long séjour dans le train et, pesamment chargés, lentement, nous remontons les Hauts-de-Meuse jusqu’à Sommedieue, où nous nous arrêtons pour nous reposer et nous restaurer.
 
Source : NotreFamille.com
        C’est là que je reçois la mystérieuse visite d’un ange, sous l’uniforme inattendu d’un sergent du 106ème régiment qui fait brigade avec nous. Il est entré dans le bistrot où nous prenions un café, mon capitaine et moi, pendant la pause. Les quelques mots que nous échangeons me font comprendre que cette rencontre a un sens. Délaissant mon capitaine à l’humeur maussade, je fais quelques pas avec lui sur la route. Il s’informe amicalement de moi puis il me dit avec sérieux : « Vous savez : c’est très dur. Il faut vous armer de tout votre courage, mais surtout de toute votre foi, vous qui savez ce que c’est que la foi ». Un avertissement et un appel qui viennent de loin ! Mais le capitaine siffle le rassemblement et nous devons nous séparer brusquement sans que je sache ni d’où il vient, ni où il va, ni qui il est. Je ne devais jamais le revoir.

Nous continuons tout l’après-midi notre marche à travers les Hauts-de-Meuse, puis à la nuit noire, avec la moitié du détachement qui m’a été confiée, dans la plaine de Woevre, le long des côtes, sur un horrible chemin où la boue nous arrive jusqu’aux chevilles et où d’interminables convois d’artillerie nous croisent, nous dépassent et nous bousculent. Enfin nous atteignons notre dernière étape, Trésauvaux, où un vieil adjudant nous indique nos cantonnements. Silence et obscurité sont de règne. La crête des Eparges n’est plus loin de nous et elle nous domine. J’occupe une chambre qui serait presque confortable dans ce village à moitié démoli si le lit possédait seulement un matelas. Je puis au moins me déchausser, m’envelopper dans ma couverture et dormir.

Mémoires de Jean Médard, 1970 (3ème partie : La guerre)