Anniversaire de la mort de mon père. Est-ce que je vais mourir dans ce trou ?
Flashback
1900, la première année du siècle
fut l'année sombre de mon enfance. En Mars mon père quittait Sète pour
quelques jours. Des rencontres religieuses l'appelaient quelques jours à
Nîmes ; ensuite il devait pousser jusqu'à Alès pour revoir sa sœur, ma tante
Jeanne Beau, et les siens. Pendant son absence ma mère était partie de son
côté pour Marseille chez sa sœur, ma tante Fanny Busck. Pendant leur absence
nos parents nous avaient confiés, ma sœur et moi, à nos grands-parents
Benoît.
Le 19 Mars notre grand'mère qui semblait bouleversée
nous annonçait que notre père était très gravement malade et nous amenait
brusquement à Alès. En gare de Nîmes nous retrouvions tante Fanny et ma mère.
Quand j'ai vu la figure ravagée et les larmes de cette dernière, j'ai compris
la vérité qu'on ne nous cachait plus : mon père était mort.
Les Beau habitaient dans la vieille ville une demeure
historique où avait été signée au XVIIème siècle entre Louis XIII et les huguenots
la paix d'Alès. La veille mon père y avait passé une heureuse soirée de
rencontre familiale. Le matin, dans la chambre qu'il occupait, voisine de la
sienne, ma tante l'avait trouvé inanimé.
C'est sur son lit de mort que je retrouvais l'être que
j'aimais le plus au monde. Il reposait immobile, paisible, très beau. Je l'ai
embrassé et je sens encore sur mes lèvres le contact de son front glacé.
Mémoires de Jean Médard, 1970 (2ème partie : Enfance et jeunesse)
|
L’infirmier n’essaie pas de nous donner le
change : « Il y a beaucoup de blessés. Avant qu’on ait évacué le
poste de secours régimentaire et tout le reste, ça peut durer des jours et des
jours ». Je ne veux pas pourrir indéfiniment au milieu de cette obscurité
et de ses gémissements. Il faut sortir de là. Un brancardier vient d’entrer
dans l’abri. Je m’adresse à lui :
–
J’ai mes jambes, je peux sans doute marcher. Est-ce que le poste de secours du
régiment est loin ?
–
A 400 mètres.
–
Si vous m’y conduisez, si vous me soutenez, j’y arriverai.
–
Venez.
Je sors enfin de mon trou en me cramponnant au bras de
mon compagnon. Il faut enjamber les arbres et les branches abattus par le
bombardement, contourner des cratères, redescendre le ravin pour le remonter. Gymnastique
épuisante.
Source : Pascal Lejeune, collection particulière ©
Pascal Lejeune a fléché sur cette photo le trajet de la "gymnastique épuisante"
décrite par Jean "redescendre le ravin pour le remonter". |
Source : Pascal Lejeune, collection particulière © |
Pourtant, avec l’aide de mon compagnon je me traîne
jusqu’à ce poste, ma planche de salut. Je ne suis pas au bout de mes peines. A
l’entrée, un médecin auxiliaire nous arrête :
–
Il n’y a pas une seule place. L’abri est plein comme un œuf.
–
Mais alors que faire ?
–
Allez au poste de secours régimentaire du 106, dans le village des Eparges et
surtout ne restez pas là, c’est un mauvais coin.
–
Quelle distance ?
–
1200 mètres.
Parcours
sanitaire de Jean Médard aux Eparges
2 – Le premier
poste de secours
Texte de Nicolas
Czubak
Le
19 mars, Jean Médard part par ses propres moyens vers un poste de secours
indiqué comme celui du régiment (le 132ème R.I.). C’est sûrement une
erreur car celui-ci serait bien près des lignes et surtout il devrait y avoir
celui du bataillon avant. Il s’agit donc probablement du poste de secours du
bataillon, hypothèse renforcée par le fait qu’il est accueilli par un médecin
auxiliaire, grade règlementaire d’un médecin responsable d’un poste de
secours de bataillon*.
Ce poste de secours doit se situer sur le versant nord de l’éperon du Trottoir (puisque Jean indique descendre dans le fond du ravin de Fragaoulle puis remonter). A titre d’information, en 1916, un poste de secours de bataillon s’organise de la manière suivante :
- On y trouve 4 infirmiers sous le
commandement d’un aide-major ou d’un médecin auxiliaire et 16 brancardiers
répartis dans des abris alentour.
- Chaque infirmier possède une trousse
de médicaments de 1ère urgence et une musette de pansements.
- Le matériel du poste de secours tient
dans une malle en osier réglementaire (pansements de tailles différentes,
garrots, attelles, trousse pour petite chirurgie).
- Soins appliqués aux blessés :
. désinfection
de la plaie avec une solution iodée, de l’eau de Dakin ou de l’éther,
. injection
antitétanique,
. application
au-dessus du pansement d’un bandage solide,
. application
parfois de toniques cardio-vasculaires (camphre ou caféine),
. pose
d’attelles ou de garrots si nécessaire.
* Nicolas Czubak précise que ces critères sont ceux entrés en vigueur en 1916, l’organisation en 1915 pouvant avoir été différente. |
Il n’est pas question de revenir en arrière ni de
rester sur place. Il faut tenter ce nouvel effort. A la grâce de Dieu. Mon
compagnon a pitié de moi. Il m’accompagne. Je m’accroche à lui, parfois même il
me porte sur son dos pendant quelques mètres. L’eau est gelée dans les trous
d’obus mais nous avons chaud.
Source : Pascal Lejeune, collection particulière de plaques de verre ©
Cette photo est une des deux publiées dans L'Illustration dont parle Jean dans sa
lettre du 19 mai : "le ravin représenté dans les deux dernières photos est celui que j'ai parcouru le lendemain pour aller au poste de secours." |
Source : Pascal Lejeune, collection particulière © Village des Eparges. Au premier plan, on voit serpenter le ruisseau que Jean va franchir sur le "petit pont". |
Parcours
sanitaire de Jean Médard aux Eparges
3 – Entre les
deux postes de secours
Texte de Nicolas
Czubak
Jean Médard
quitte ce premier poste de secours sur les conseils du médecin auxiliaire
pour se rendre au poste de secours régimentaire du 106e R.I.
Pourquoi ne lui indique-t-il pas d’aller à celui du 132e R.I. ?
Soit parce qu'il y est déjà et que donc il n'y a pas d'autre structure de soins plus en arrière relevant du 132e R.I. ? Soit parce qu’il est trop dangereux de se
rendre vers le poste de secours régimentaire du 132e R.I.
(probablement au nord de Montgirmont à Trésauvaux) ?
Quoiqu’il en
soit, à bout de forces, Médard atteint le poste de secours régimentaire du
106e R.I. aux Éparges après une courte pause avant de franchir le
pont. Les balles dont il parle proviennent sûrement de la crête de Combre.
|
Je m'affale à l'entrée du village derrière des rouleaux de fils de fer barbelés. La volonté de vivre m'a mené jusque-là, elle ne me mènera pas plus loin. Je n'en puis plus.
Un soldat sort d'une maison tenant une tasse pleine d'un liquide fumant :
Un soldat sort d'une maison tenant une tasse pleine d'un liquide fumant :
–
Dis donc. Je suis blessé. Je crève de soif. Tu ne pourrais pas me donner à boire ce que tu portes ?
–
Penses-tu ? C'est le chocolat du colon.
Il avertit pourtant sur ma demande des brancardiers qui viennent me prendre et m'amènent au poste de secours du 106, une grande cave presque vide. Le médecin militaire est très nerveux. Notre cave n'est ni profonde, ni solide. C'est un abri précaire. Il se croit en danger là où je me sens enfin en sécurité. Tout est relatif.
– Votre pansement est bien fait, je n'y touche pas.
Il avertit pourtant sur ma demande des brancardiers qui viennent me prendre et m'amènent au poste de secours du 106, une grande cave presque vide. Le médecin militaire est très nerveux. Notre cave n'est ni profonde, ni solide. C'est un abri précaire. Il se croit en danger là où je me sens enfin en sécurité. Tout est relatif.
– Votre pansement est bien fait, je n'y touche pas.
–
J'ai soif, donnez-moi à boire.
– Ce n'est pas recommandé pour les blessures au poumon.
– J'ai perdu beaucoup de sang. Je ne puis plus supporter la soif.
– Je vais vous donner un peu de thé.
– Ce n'est pas recommandé pour les blessures au poumon.
– J'ai perdu beaucoup de sang. Je ne puis plus supporter la soif.
– Je vais vous donner un peu de thé.
Parcours
sanitaire de Jean Médard aux Eparges
4 – Le poste de
secours régimentaire du 106e R.I.
Texte de Nicolas
Czubak
Le poste de
secours régimentaire du 106ème R.I. est presque vide : c’est
logique, l’assaut ce jour-là est porté par le 132ème R.I. sur la
partie est de la crête (depuis Fragaoulle et le replat où se trouve à l’heure
actuelle le monument du génie). Là, pas de soins précisés mais ils ne semblent
pas importants.
A titre d’information, en 1916,
un poste de secours régimentaire s’organise de la manière suivante :
- On y trouve un médecin-major (grade de
capitaine) assisté de 3 médecins aides-majors et 3 médecins auxiliaires, 1
pharmacien lieutenant, 2 dentistes, 12 infirmiers et 35 brancardiers.
- On n’y pratique qu’une chirurgie
d’urgence (artères à recoudre, trachéotomie, amputation de segments de
membres qui pendent).
|
Quand
j’ai pris mon thé je m’endors épuisé sur le foin qui tapisse l’abri. J’ai dû
dormir tout le jour. A la nuit, je puis enfin être évacué. D’abord mon brancard
est installé sur un chariot à main, puis à une certaine distance du village
dans une voiture à cheval où nous sommes cinq ou six. Les cahots sont
douloureux, le froid vif. Mais chaque tour de roue de l’inconfortable véhicule nous
éloigne du champ de bataille. Le reste ne compte pas.
Source : collections BDIC (photos communiquées par Pascal Lejeune) |
Nous nous arrêtons à l’ambulance divisionnaire, au
« carrefour des Trois jurés ».
Source : Pascal Lejeune, collection particulière © |
–
Pourriez-vous me faire une piqûre anti-tétanique ? Ma mère m’a fait
promettre de demander une piqûre si j’étais blessé. Elle a vu à l’hôpital des
malades mourir du tétanos.
–
Mais bien sûr mon petit ! »
Ce « mon petit » me fait décidément
comprendre que je suis sorti d’un monde de violence où personne n’a le droit de
s’apitoyer et que je rentre dans un monde où peut rayonner la compassion. La
frontière est franchie.
Source : collections BDIC |
Des camionnettes du service sanitaire nous prennent maintenant en charge. La route est encore longue jusqu’à Verdun et les chemins mauvais ; nous finissons pourtant par arriver à l’hôpital.
Il est installé dans un collège, à l’ombre de
la cathédrale. On me trimbale de la salle de réception et de triage à travers
de longs couloirs et un vieux cloître dans une salle de grands blessés.
Mémoires
de Jean Médard, 1970
(3ème partie : La guerre)
Parcours
sanitaire de Jean Médard aux Eparges
5 – Evacuation
Texte de Nicolas
Czubak
Après, Médard est
pris en charge par le Groupe de Brancardiers divisionnaires qui le transporte
vers le poste de secours divisionnaire de la 12ème D.I. assimilable
à une ambulance avec ses moyens de transport plus développés (chariot à main,
voiture à cheval).
En 1916, le poste de secours divisionnaire s’organise de manière suivante :
- Il est dirigé par un médecin-chef
divisionnaire assisté d’un médecin-major, de 6 médecins auxiliaires, d’1 ou 2
pharmaciens, de 150 infirmiers et de 160 brancardiers divisionnaires.
Dans ce poste
sont conservés pour être soignés (opérations chirurgicales) les blessés les
plus graves (ceux qui ne supporteraient pas le transport)
Médard y reçoit une injection antitétanique ce qui termine son périple ici. (En 1916, cette
injection se fait bien en avant, à l’échelon du poste de secours de
bataillon.)
Il est après envoyé
dans un hôpital d’évacuation.
Voilà les hypothèses formulées quant à son parcours sanitaire. |
Remerciements
Mes remerciements les plus
vifs à Pascal Lejeune et Nicolas Czubak. Ils sont co-auteurs d’un livre sur les
Eparges (Les Éparges, die Combres-Höhe (1914-1918) : Français et Allemands
face à face sur les Hauts de Meuse). Tous deux proposent un circuit de découverte historique sur les lieux
des combats. Avant leur contribution, ces deux billets des 18 et 19 mars 1915 n’étaient pas
ce qu’ils sont devenus.
Nicolas Czubak est historien.
Il a écrit six ouvrages sur la Première guerre mondiale, et il intervient au
service éducatif du Mémorial de Verdun. Il a rédigé les textes insérés
dans les encarts (en vert) :
- d’une part, il y analyse le parcours sanitaire de
Jean Médard juste après sa blessure au poumon et jusqu'à son évacuation ;
- d’autre part, il y donne des informations précises sur la
prise en charge des blessés et l’organisation du début du parcours de soins dans l’armée française à partir de 1916.
HF (05/03/2017)
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