Au repos, comme
aspirant, je partage la vie des sous-officiers de la compagnie. C’est un milieu
pas très raffiné, bruyant, mais assez sympathique. A la caserne, en temps de
paix, nous serions sans doute assez indifférents les uns aux autres ;
maintenant, vivant toujours ensemble, embarqués dans la même aventure, nous
formons une communauté assez unie.
Quelques-uns
boivent trop. Il faut oublier les malheurs du temps ! Un sergent a une
assez belle voix et chante à table d’une façon agréable : « O nuit,
qu’il est doux ton mystère, quand tu répands sur nous ton ombre et ta
clarté ». Mais lorsqu’il a un verre dans le nez, il devient assez
agressif. Il crache dans le quart du camarade qu’il a pris à parti. Tir d’une
précision étonnante ! d’un bout à l’autre de la table, il ne rate pas son
but. On aime mieux le chanteur que le cracheur.
Séparés de leur
famille, condamnés à mort en sursis, cafardeux, hommes et gradés cherchent
souvent l’évasion dans l’alcool. Cela ne facilite pas toujours les rapports
humains. Notre fraternité de guerre n’abolit pas les petites jalousies et les
mesquineries. Dès que l’un d’entre nous
est moins exposé que les autres, le sergent-major par exemple, qui, du fait de ses
fonctions ne participe pas aux « coups durs », on le considère comme
un embusqué, on le jalouse et on le méprise à la fois.
Bien plus
importants sont les rapports avec les hommes, les « poilus de la 5ème »,
et surtout les hommes de ma section, dont je suis responsable et auxquels je me
dois. Il y a parmi eux une majorité de
Bretons, généralement jeunes, dociles et un peu passifs, quelques Ardennais,
quelques Champenois et aussi quelques Parisiens, moins facile à manier, moins
confiants et plus frondeurs, surtout des paysans, quelques ouvriers et même un
frère des écoles chrétiennes, un saint homme malgré son nom de
« Brigand » [Louis Brigand]. Deux des ouvriers parisiens sans être
indisciplinés sont hostiles, je le sens. Ils dressent une barrière entre leurs
chefs et eux. Je souffre de ce durcissement que rien ne pourra amollir. Malgré
cette sourde résistance nous formons une bonne équipe car ils ne sont pas aimés
de leurs camarades, qu’ils semblent mépriser, et ils restent dans la section un
corps étranger.
Carnet de Jean Médard - Les hommes de sa section |
Carnet de Jean Médard - Les hommes de sa section |
Carnet de Jean Médard - Les hommes de sa section |
Carnet de Jean Médard - Les hommes de sa section |
Quant aux
officiers ils ne sont pas embêtants.
Le lieutenant
Renault qui commande la compagnie est un homme grand et fort, un gars
d’Aubervilliers, un peu vulgaire, mais brave homme, capable, bon officier.
Entrepreneur de menuiserie dans le civil, il n’y en a pas un comme lui pour
diriger le creusement et le coffrage des abris, travail auquel nous nous
consacrons lorsque nous ne sommes pas en première ligne.
Le sous-lieutenant
K. G. est gentil camarade mais ses qualités militaires ne correspondent pas à
son brillant prénom. L’abus de l’alcool l’a complètement détraqué. Né dans une
famille de petits propriétaires, vignerons dans la vallée de la Marne, il a dû
abuser de bonne heure du vin de son pays, et de bien d’autres liquides.
Il y a aussi
« Monsieur Soula », un ancien sous-officier d’active, pas déformé par
le métier, intelligent. Son accent de Toulouse tranche sur le parler français
(ou breton) de la compagnie. Comme le commandant lui demandait ironiquement à
son arrivée : « D’où êtes-vous, Monsieur Soula ? », il a
répondu avec un accent retentissant : « Du Pas-de-Calais, mon
commandant ! » Les officiers supérieurs nous ne les voyons presque
jamais et je les connais à peine de vue.
Mémoires
de Jean Médard, 1970
(3ème partie : La guerre)