samedi 16 avril 2016

Front de Champagne, 16 avril 1916 – Jean à sa mère

16-4-16
 
Rien n'indique que Jean parle dans sa lettre
de cette photo précise.
          
Maman cherie 
 

            Je viens de recevoir la bonne lettre de Suzon du 12, et deux nouvelles photos de la petite. Elles me font un plaisir que je ne puis pas dire. Elles ne sont pas aussi bonnes que la première qui est vraiment excellente, mais elles sont tellement vivantes. A Cette, ds les bras de son papa elle est roulante de placidité et de  beatitude, et Hugo est reussi. A Marseille, ds les bras de sa grand maman on la retrouve plus difficilement, mais ta silhouette est amusante. Merci infiniment.
            Vous réclamez à grands cris des details. Mais quels details vous donner. Les seuls evenements de ma vie ce sont les lettres que je reçois, les details sur votre vie à vous et les nouvelles des amis. Seules les lettres me font sortir de cette torpeur qui est le mal du front.
            Je n’ai eu de desillusions ni sur mes camarades, ni sur mes hommes, mais seulement sur moi-même. Dès que je ne suis plus dans une atmosphère de veritable affection ou d’amitié, je m’engourdis. La plupart de mes camarades sont très sympathiques, mais ça ne me suffit pas. Je vis très près d’eux, car tout en restant dans le même cantonnement ns avons changé de baraque ; la nouvelle est très confortable, mais nous y sommes tous les ss-off ensemble. Je ne puis te parler de chacun d’eux ; le nouveau sergent de ma section est assez agé, père de 4 enfants. C’est un rengagé. Generalement la race des rengagés est une sale race. Celui-ci fait exeption. Il ne parle presque pas mais est un bon camarade.
            Parmi les autres : Lanoë, un tout jeune, très gentil, bien élevé, sérieux. Je l’ai connu au depot. Ns avions même passé ensemble une journée à St Brieuc. Couvreur, jeune aussi et assez gosse ; seminariste. Nous nous entendons très bien. En dehors de la Cie, je ne vois guère que [Roger de] La Morinerie.
            Avec les poilus ça va aussi très bien. Je souffre seulement d’avoir à commander, à faire exécuter des ordres parfois idiots. C’est le metier. Mais il est bien difficile à un chef de section d’être un vrai frère pour ses hommes.
            Vis-à-vis d’eux ma vocation reste la même, et mon desir d’evangelisation le même ; mais j’ai pris en horreur la parole. Ils ne savent même pas que je suis chrétien. On leur en a tant fait de laïus alors qu’il aurait mieux valu se taire, alors qu’on en était pas digne. Pour eux maintenant ce n’est que du « bourrage de crane » et ils ont raison.
            Je ne regrette le discours de Barthon, ni pour moi, ni pour eux. Ce n’est pas le sermon qui me manque le Dimanche, mais l’adoration, la confession, le chant, la prière en commun.
            Aujourd’hui c’est le Dimanche des Rameaux. Je ne puis pas mieux faire que de le passer avec vous. Je suis avec vous, je vous embrasse. 

Jean