vendredi 1 avril 2016

Front de Champagne, 1er avril 1916 – Jean à sa mère

1-4-16
            Maman cherie  

            Me voici retour de Paris sans encombre ni incidents. La bonne journée ! et comme je regrette de n’avoir pas pu te faire signe. C’était tellement hasardeux et alléatoire. Si je t’avais fait venir pour rien ! Mlle [Léo] Viguier t’aura donné tous les details possibles. C’est avec elle que j’ai passé le meilleur de mon temps. Fidèle amie, toujours vaillante. Tenant tête à un énorme travail avec de très médiocre forces physiques. Elle m’a donné naturellement des nouvelles de tous. En somme la Fédération a été plutôt épargnée ds les dernières affaires, bien qu’elle eut beaucoup de ses membres autour de Verdun. Edgard Lafon, le fils ainé du pasteur de Montauban, frère de Maurice, porté disparu, a donné de ses nouvelles. Il est prisonnier en Allemagne. (On a reçu très vite cette fois-ci les nouvelles de prisonniers).
            [Alexandre] De Faye a attrapé une bronchite à la suite d’attaques de gaz. D’autres sont blessés, deux ou trois tués, que je connais à peine.
            C’était une lumineuse journée de printemps, et j’ai joui sans arrière pensée de ces heures de communion avec une veritable amie, après de longs jours d’isolement. Car vraiment au front l’isolement est ma plus grande souffrance. Je suis allé diner à la Fac. Je n’étais pas plus attendu là qu’à la rue de Trévise et l’étonnement a été grand. Mme [Suzanne] Monnier, toujours la même, exquise de bonté, de finesse. J’ai passé la soirée avec elle et son frère, Mr [James] Du Pasquier du Havre, qui était là, et un moment avec le seul étudiant de la Fac de mon temps, Bourquin. Encore une bonne nuit ds un lit, adieux à la Fac, visite classique à W. [Wilfred] Monod. Là aussi je suis reçu comme un fils de la maison. Wilfred est toujours le même, rayonnant de paix, de vie interieure, malgré ses souffrances de chrétien et de père ayant un fils au front [Samuel Monod].
            A la rue de Trévise j’ai trouvé Beigbeder et [Roger] Jézéquel. Tous ces revoirs après quelques semaines de guerre me faisaient monter les larmes aux yeux.
            J’ai dejeuné à 11 heures chez Mlle Viguier chez elle, ds un petit logement qu’elle partage avec une de ses amie une vieille demoiselle [Melle des Essarts], salutiste, ancienne catholique, ancienne millionnaire, la sœur d’un des grands hommes du socialisme belge, femme extraordinairement sympathique. Mlle Viguier m’a accompagné gare de l’Est, ns ns sommes fait nos adieux encore une fois. A Ch. [Châlons] j’ai manqué la correspondance et suis arrivé ici, au cantonnement, seulement ds la nuit après une longue course à pied.
            J’ai retrouvé peu de changement. J’ai à peine vu la compagnie qui est partie au travail de matin. Quelques « classe 16 » sont arrivés, il parait que j’en ai 4 à ma section. Je ne les connais encore pas.
            Ce matin le colonel a passé en revue les aspirants du régiment et ns a questionné individuellement. Il était d’excellente humeur. Pendant ce temps de cantonnement il va ns faire suivre des cours sous la présidence du capitaine Garène [Jean écrit "Garenne" mais l'orthographe sur l'ordre de bataille du JMO à la veille de l'offensive du Chemin des Dames est "Garène"], que je connais un peu pour avoir dejeuner avec lui à Trésauvaux, il y a un an.
            Pour que cette lettre parte tout de suite je l’interrompt. J’expédie à Cette un paquet de lainage.
Tendrement à tous 

Jean 

Avec joie j’ai trouvé ici tes lettres des 22, 23, 24, 25, 26. Merci