lundi 13 avril 2015

Sète, 13 avril 1915 – Suzanne Ekelund à Alice Herrmann

Villa de Suède 74 chemin de la Caraussane
Cette le mardi 13 Avril 1915
            Ma chérie 

            Moi aussi je veux chaque jour t’écrire ; mais je ne peux pas, comme tu me dis, me borner à ecrire un tout petit mot, et chaque jour je suis obligée d’attendre au lendemain pour te raconter des masses de choses, toute ma vie depuis trois semaines, ses terribles émotions, ses horribles incertitudes.
            Oui. Dimanche 5 Avril, quand j’étais encore tout absorbée dans les nettoyages de ma maison, maman a reçu une lettre de l’aumonier de Verdun l’appelant auprès de Jean pour son état sinon desespéré du moins grave et inquiétant. Tu vois notre consternation. Hugo avec ses soucis d’affaires insurmontables ; moi avec l’ordre express du docteur d’éviter toute secousse tant morale que physique ; nous sommes obligés de laisser maman partir seule ; sans les papiers nécessaires qu’on ne pouvait se procurer ici. Depuis au moins 8 jours nous nous en occupions.
            Heureusement 2 H avant son depart une dépèche assez rassurante lui a permis de faire un voyage un peu moins morne et horrible : « Médecins et nous trois sommes d’avis pas urgence venir. Etat satisfaisant. Benoit. Barraud. Médard »
                                                                  oncle Georges.  l’aumonier. Jean.
            Et voilà maman partie quand même, tu comprends, pour Paris, d’abord où elle devait faire son possible pr continuer.
            Le lendemain je lui faisais suivre cette dépèche : « Ai eu la joie passer journée hier avec Jean. Moins de fièvre, etat satisfaisant. Georges » et une carte de l’hopital mais datée du 2 ou Jean la faisait réclamer et ou les medecins notaient une forte augmentation de température. Ceci était des nouvelles antérieures aux depêches mais je l’envoyais comme laisser passer. Maman a attendu ainsi jusqu’à jeudi à Paris sur l’assurance que ces papiers étaient insuffisants puis lassée elle est partie ce jour là, sans un de plus ; a pu arriver sans trop d’encombre mais non sans faire un voyage bien émouvant et inoubliable au milieu des tranchees et des petits drapeaux tricolores des tombes, dans de vieux compartiments à banquette de bois. Au bruit du canon sans interruption. La nuit noire, absolue, sous un ciel opaque ou embrasé de lueurs fantastiques. Enfin elle est arrivée à Verdun pour trouver Jean hors de danger sans doute, mais dans un etat navrant.
            Inutile de te dire combien elle-même est harassée. L’augmentation de fièvre du 2 qui laissait tout prevoir (infection générale) n’a heureusement été que le début d un erysipèle qui bat son plein maintenant et avec une virulence extrême. Maman m’écrit qu’elle ne l’a pas reconnu. Son corps n’est que plaie ou boursouflures pleines de pu des cheveux aux orteils. Il n’y voit pas, n’entend pas tant il est enflé et il souffre terriblement. Mais il parait qu’il n’y a aucun aucun danger de ce côté-là ; et plus non plus du côté de la blessure qui va de mieux en mieux.
            Enfin je vais voir maman et t’enverrai des détails après. La pauvre n’a obtenu que 4 jours de séjour et de voir Jean que 2 ½ heure par jour car c’est terriblement contagieux et il est dans un hopital spécial, hors ville.
            C’est terrible tout cela et il me semble que je vis un horrible cauchemar. Ma peur terrible maintenant est que maman attrape cela là bas, seule, avec moi dans l’impossibilité d’aller à tous les points de vue ; Hugo de même comme étranger.
            Mais j’espère bien pourtant que Dieu nous épargnera ce nouveau malheur. Et il faut se faire une telle âme ces temps-ci qu’il faut encore être bien reconnaissant qu’aussi horrible qu’elle soit il n’ait qu’une maladie qui ne met pas sa vie en danger. Il parait qu’il serait évacué sans cela, et que tout est pour le mieux. Mais c’est épouvantable de le sentir comme cela tout écorché de plaies coulantes, et souffrant tant.
            Que je suis heureuse que maman y ait été.
            J’espère que vous allez tous bien. Excuse ma hâte mais je suis un peu avachie tous ces jours-ci et j’ai à écrire presque toute la journee pr donner des nouvelles aux uns et aux autres.
            Je t’embrasse bien tendrement. Je suis sûre que tu excuseras mon silence quand tu sauras tout cela. Encore un baiser
Ton amie
Suzanne