Villa de Suède 74 chemin de la Caraussane
Cette le mardi 13 Avril 1915
Ma chérie
Moi aussi je veux
chaque jour t’écrire ; mais je ne peux pas, comme tu me dis, me borner à
ecrire un tout petit mot, et chaque jour je suis obligée d’attendre au
lendemain pour te raconter des masses de choses, toute ma vie depuis trois
semaines, ses terribles émotions, ses horribles incertitudes.
Oui. Dimanche 5 Avril,
quand j’étais encore tout absorbée dans les nettoyages de ma maison, maman a
reçu une lettre de l’aumonier de Verdun l’appelant auprès de Jean pour son état
sinon desespéré du moins grave et inquiétant. Tu vois notre
consternation. Hugo avec ses soucis d’affaires insurmontables ; moi avec
l’ordre express du docteur d’éviter toute secousse tant morale que
physique ; nous sommes obligés de laisser maman partir seule ; sans
les papiers nécessaires qu’on ne pouvait se procurer ici. Depuis au moins 8
jours nous nous en occupions.
Heureusement 2 H
avant son depart une dépèche assez rassurante lui a permis de faire un voyage
un peu moins morne et horrible : « Médecins et nous trois sommes d’avis
pas urgence venir. Etat satisfaisant. Benoit. Barraud. Médard »
oncle
Georges. l’aumonier. Jean.
Et voilà maman partie quand même, tu
comprends, pour Paris, d’abord où elle devait faire son possible pr continuer.
Le lendemain je lui
faisais suivre cette dépèche : « Ai eu la joie passer journée hier
avec Jean. Moins de fièvre, etat satisfaisant. Georges » et une carte de
l’hopital mais datée du 2 ou Jean la faisait réclamer et ou les medecins
notaient une forte augmentation de température. Ceci était des nouvelles
antérieures aux depêches mais je l’envoyais comme laisser passer. Maman a
attendu ainsi jusqu’à jeudi à Paris sur l’assurance que ces papiers étaient
insuffisants puis lassée elle est partie ce jour là, sans un de plus ; a
pu arriver sans trop d’encombre mais non sans faire un voyage bien émouvant et
inoubliable au milieu des tranchees et des petits drapeaux tricolores des tombes,
dans de vieux compartiments à banquette de bois. Au bruit du canon sans
interruption. La nuit noire, absolue, sous un ciel opaque ou embrasé de lueurs
fantastiques. Enfin elle est arrivée à Verdun pour trouver Jean hors de danger
sans doute, mais dans un etat navrant.
Inutile de te dire
combien elle-même est harassée. L’augmentation de fièvre du 2 qui laissait tout
prevoir (infection générale) n’a heureusement été que le début d un erysipèle
qui bat son plein maintenant et avec une virulence extrême. Maman m’écrit
qu’elle ne l’a pas reconnu. Son corps n’est que plaie ou boursouflures pleines
de pu des cheveux aux orteils. Il n’y voit pas, n’entend pas tant il est enflé
et il souffre terriblement. Mais il parait qu’il n’y a aucun aucun danger de ce
côté-là ; et plus non plus du côté de la blessure qui va de mieux en
mieux.
Enfin je vais voir
maman et t’enverrai des détails après. La pauvre n’a obtenu que 4 jours de
séjour et de voir Jean que 2 ½ heure par jour car c’est terriblement contagieux
et il est dans un hopital spécial, hors ville.
C’est terrible tout
cela et il me semble que je vis un horrible cauchemar. Ma peur terrible
maintenant est que maman attrape cela là bas, seule, avec moi dans
l’impossibilité d’aller à tous les points de vue ; Hugo de même comme
étranger.
Mais j’espère bien
pourtant que Dieu nous épargnera ce nouveau malheur. Et il faut se faire une
telle âme ces temps-ci qu’il faut encore être bien reconnaissant qu’aussi
horrible qu’elle soit il n’ait qu’une maladie qui ne met pas sa vie en danger.
Il parait qu’il serait évacué sans cela, et que tout est pour le mieux. Mais
c’est épouvantable de le sentir comme cela tout écorché de plaies coulantes, et
souffrant tant.
Que je suis heureuse
que maman y ait été.
J’espère que vous
allez tous bien. Excuse ma hâte mais je suis un peu avachie tous ces jours-ci
et j’ai à écrire presque toute la journee pr donner des nouvelles aux uns et
aux autres.
Je t’embrasse bien
tendrement. Je suis sûre que tu excuseras mon silence quand tu sauras tout cela.
Encore un baiser
Ton amie
Suzanne