23 avril 15
Mon cher Coco,
Je suis bien confus
d’avoir dû t’envoyer un mot extra-bref tout à l’heure. Le vaguemestre a levé la
boîte 10 minutes avant l’heure habituelle. Cette fois-ci je m’y prends à
l’avance pour demain.
Tu vois que si je
t’écrivais les jours précédents c’est que j’avais le temps. Depuis dimanche
jusqu’à hier soir, je suis allé avec d’autres
à plusieurs heures d’ici évacuer des blessés sur des hauts plateaux qui
rappelaient Pierrefroide et ces beaux déserts derrière Gourdouze. Sur les
pentes peu ensoleillées il y avait 1 à 2 mètres de neige, coupés par un large
boyau pour les mulets d’approvisionnement, mais où un mulet chargé de litière
ne pourrait pas passer.
J’ai fait par là 3
voyages de 6 à 7 heures aller et retour, aller à vide et retour avec le
brancard chargé, à 4. Avec ça nous étions insuffisamment ravitaillés, mais on
s’en est tiré quand même. Malgré toute la tristesse de ma fonction je n’arrive
pas à oublier la beauté du paysage et malgré que Wilfred Monod m’engueule pour
ça, je n’y peux rien.
Mes habitudes de
campeur m’ont aussi beaucoup servi, car j’ai pu faire de la soupe chaude sur la
neige, qui nous a bien réconfortés.
Et toi, parlons de
toi, mon pauvre Coco, tu as dû passer par des moments affreux et malgré tout
l’intérêt que tu présentes aux médecins, j’aurais préféré que tu ne pousses pas
le zèle de la régénération jusqu’à changer toute ta peau. Ma cousine qui te
voyait à Verdun me dit que tu reprends un aspect normal et que madame Médard
est repartie, après être venue te voir. Que tu as dû jouir de sa visite, mais
ça a dû t’être dur de la voir repartir. Tâche de redevenir le bon Coco que je
connais. Comment serons-nous après cette terrible bagarre ? Ça rend
misanthrope. On voudrait devenir anachorète dans la seule beauté du soir ou du
soleil. On aimerait ne plus jamais voir de souffrance ni de pleurs, se
rassasier de paix. J’ai horreur des orgues de barbarie religieux que se font
entendre et surtout imprimer un peu partout. Je voudrais rencontrer maintenant
l’Evangile pour la 1ère fois, et pas imprimé, manuscrit, presque
illisible, et s’y baigner en s’arrêtant à chaque mot. On nous use le système
avec les discours et les imprimés.
Grosse lettre de Jean [Jean
Lichtenstein] qui me raconte ses démêlés
avec ses « collegues» de la Faculté et avec sa santé chancelante. Malmer [?]
trépigne toujours au bord de la mer de
Nord.
Bon courage, mon bon
petit Coco, aidons-nous les uns les autres dans la tourmente.
Ton ami
Léo