19-10-16
Maman cherie,
Comme il me tardait de pouvoir
t’écrire cette lettre. Mais ça m’a été impossible jusqu’à aujourd’hui.
D’abord quelques mots sur ma
situation presente. J’ai quitté avant-hier le regiment ; il est parti au
repos dans la region où j’avais rencontré [Albert] Léo [Gaudechart, donc] ;
nous, 7 ou 8 sous-lieutenants et moi, sommes partis à pied dans des
baraquements pour des cours divisionnaires quelque part entre A. [Amiens] et le front que nous quittons. Grande
desillusion ; d’abord ce sera beaucoup moins reposant ; ensuite nos
permissions, sur lesquelles nous comptions pour un de ces jours sont remises
aux calendes grecques.
Les cours que je vais suivre sont
des cours de mitrailleurs. C’est ce qu’il y a de plus interessant mais les
moindres heures de permission le seraient bien davantage.
Nous sommes ds des baraquements, ds
un bois, tout à fait hors de portée des marmites. A l’intérieur, ma baraque
ressemble à un village nègre. Chacun s’est fait une petite case avec des
branchages ou de la paille. Il ne pleut pas trop dedans. Avec moi, comme par
hasard, [Roger
de] La Morinerie – nous nous retrouvons
toujours, Millière, et d’autres que tu ne connais pas.
En somme installation rudimentaire,
mais beaucoup plus confortable que les tranchées de Bouchavesnes.
Et maintenant, quelques mots sur ma
campagne de la Somme, puisque je n’ai pas la joie de pouvoir faire ce récit de
vive voix.
Le 22 au matin nous debarquons ds un
village de la vallée de la Somme qui porte le nom de ma sœur[1]
et était certainement delicieux avant d’être eventré par les obus et occupé par
la troupe.
Source : collections BDIC |
Le 2ème baton en repartait le soir même pour
s’installer ds un bois voisin [bois de Vaux], où ns avons dressé nos tentes. Là nous avons
passé deux journées presque douce, à la fois très près et très loin de la
bataille, sous un beau soleil d’automne, ds un pays auquel la guerre n’a pas pu
enlever tout son charme. Vue très étendue sur une vallée ou chaque ferme, et
chaque bocqueteau est devenu celebre. Une demie nuit de marche nous a conduit
en un point où ça commençait à barder. C’était le 25, jour de l’attaque.
Nous n’avons pas attaqué à ce moment
là, mais sommes restés 2 jours en réserve sans trop de pertes. Les regiments de
la division qui ont attaqué n’ont pas avancé, mais c’était prevu, semble-t-il.
Nous jouions le role très ingrat d’ « aile » d’attaque.
Dans la nuit du 26 au 27 nous nous
installions pour 5 jours en première ligne. Ça a été la période la plus dure.
Le secteur était naturellement très agité à la suite de l’attaque. Attaques
partielles à notre gauche, contre-attaques boches, etc etc. C’est alors que [Edouard] Gétaz,
[Joseph Eugène] Lesur, le capitaine [Barthelémy Henri] Brissaud ont été tués, Baudin, Combemale blessé.
Ds la nuit du premier Octobre nous
etions relevés de première ligne et mis en reserve pas loin. Pendant cette
periode nous dormions assez tranquillement le jour et allions travailler la
nuit en ligne. J’ai fait alors ds ce qui a été Bouchavesnes des promenades
plutôt agitées. J’ai quitté la 5ème pour la 6ème, et
c’est avec cette dernière Cie que nous sommes remontés en ligne le
9, dans un secteur que nous avons du organiser complètement, où ns avons passé
des journées un peu dures, et où, par miracle, nous avons eu très peu de
pertes. Mais j’avais alors deux bons et courageux compagnons, [Marcel] Simonin, qui
commandait la Cie – et il la commandait bien – et [Gaston] Mellinette qui
nous renforçait avec sa section de mitrailleurs. En compagnie les heures nous
paraissaient moins longues, puis nous travaillons ferme.
Ds la nuit du 14 au 15 ns étions
relevés. Le 15 ns étions déjà loin de la zone vraiment dangereuse, le 16 encore
plus loin.
Le 17 ns ns preparions à prendre les
camions lorsque l’ordre de venir ici est arrivé, et le regiment est parti sans
nous. Nous serons très vite consolés si nous avons une permission avant le
prochain coup dur ; mais, « that is the question ».
Hier journée tout particulièrement agreable,
dans une ville où j’ai préché avant la guerre et que j’aime bien. Elle est
maintenant remplie d’Anglais.
Tout ça est bien sec et ne te dit
rien de ce qu’a été ma vie depuis un mois. Petit à petit on reviendra dessus.
Pour le moment, je te quitte et je t’embrasse tendrement, comme je t’aime.
Jean
[1] Suzanne, donc.