Plélo
11-1-16
Maman cherie
Je t’ai promis hier de te donner
quelques détails sur ma ballade à Tréguier. Samedi soir j’ai loué un velo pour
la modique somme de 3 francs et je suis parti vers 2 heures. Il faisait presque
nuit quand je suis arrivé à Paimpol, et nuit depuis longtemps quand j’ai
atteint Tréguier. La route n’a rien d’extraordinaire et j’avais le vent contre
moi. En arrivant, j’ai fait un tour dans la petite ville sombre et
particulièrement triste à cette heure là avec les hautes murailles de ses
couvents, les rues étroites et la silhouette de sa cathédrale.
J’ai diné à l’hotel et suis allé me
coucher au dernier morceau étant très fatigué de ma course. Je n’ai pas été peu
étonné de trouver des pommes dans mon lit, mais je n’ai point mal dormi pour
ça.
Source : Delcampe |
Le lendemain, je me suis reveillé un
peu tard et me suis precipité à la cathedrale, qui est vraiment épatante. Il
n’y a que ça à Tréguier, mais ça vaut le voyage. Ce sont les mêmes orgues et
les mêmes cloches qui ont bercé la jeunesse d’Ernest Renan. Tout le monde le connait
de nom dans le pays et on fait le signe de croix quand on passe devant la
statue du « renegat ». Ds la cathedrale, pendant le service je me
croyais transporté de plusieurs siecles en arrière. Presque rien ne rappelait
ce siècle, des femmes en coiffe, des religieuses, des prêtres, presque pas de
costume moderne.
Il y a un vieux cloitre à côté de
l’église ; j’esperais pouvoir y passer seul quelques moment pendant que
les cloches le remplissait de leur bourdonnement malheureusement j’ai été
accompagné par un touriste quelconque. Un cloître m’émeut toujours plus même
qu’une eglise, je ne sais pas pourquoi, et j’aurais bien passé des heures dans
celui-là. J’ai vu encore dans cette ville où tout est catholique la maison de
Renan. Decidement c’est l’ombre de Renan qui m’a troublé ; je venais de
lire quelques pages des souvenirs d’enfance et de jeunesse et ces souvenirs
m’empechaient de me laisser aller au charme de ces vieilles pierres, de ces
jeux d’orgues, de cette mentalité religieuse.
J’ai fait encore une promenade à
pied dans la campagne, le long de la rivière, tout était calme et semblait
figé, le ciel, l’eau, les plantes ; les mouettes seules très nombreuses,
très agittées, très bruyantes donnaient de la vie au paysage. Je suis parti
tout de suite après dejeuner pour arriver à Plélo avant la nuit.
Les promenades du Dimanche sont
exquises, le seul inconvenient c’est qu’elles finissent par couter, et à cause
de ça je finirai par me les interdire.
Hier soir je me suis fait arracher
une seconde dent de sagesse. Ça m’a bien donné un peu de fièvre le soir mais
j’ai moins souffert que pour la dernière ; j’ai pris le bon parti de me
coucher avant que la crise arrive et j’ai pu lire longuement au lit.
Aujourd’hui je ne sens plus rien et j’ai la très grande satisfaction de savoir
ma machoire en parfait état, ce qui ne m’était pas arrivé depuis longtemps.
[Daniel] Loux m’écrit une longue bonne lettre très interessé par l’éducation de
son jeune frère. [Albert] Léo m’écrit
aussi d’Arcachon où J. [Jean] Lichtenstein
a pu aller passer une journée avec lui. Au retour il a vu Mlle [Léo] Viguier à Paris. Rien de saillant ici.
Tu me dis que tu aimerais me sentir
aussi bien qu’à Avignon. Je t’assure qu’à beaucoup de point de vue j’y suis
mieux, ayant ici beaucoup plus d’independance, une chambre à moi, du temps à y
passer, des livres à lire et une assez forte correspondance à entretenir.
Plutôt que de te renvoyer le cache-nez de rabiot, ce qui ferait des frais de
poste, j’ai envie de le donner à ma propriétaire, pour son neveu qui est très
pauvre et n’a pas toujours le necessaire. Je lui ai fait demander s’il en avait
besoin.
Tu me demandes conseil pour
l’appartement. Ce serait bien tentant de le louer puisqu’il est parfaitement
inutile. On pourrait condamner la porte de ma chambre et mettre ds cette pièce
tout ce que ns ne voudrions pas laisser ds le reste de l’appartement. Alice
pourrait venir coucher dans cette pièce tous les soirs. Mais il faut, si tu
acceptes, que les conditions soient vraiment avantageuses, qu’on puisse avoir
confiance ds les locataires, choses que tu es seule à pouvoir decider. En tout
cas, ne fait pas de frais d’installation. Qu’ils prennent les choses comme
elles seront.
J’oubliais de te dire que, puisque
je suis encore au depot s’il se produisait un evenement de famille quelconque,
maladie grave d’un parent rapproché, affaire de famille à regler, tu pourrais
toujours me demander de venir et il me serait peut-être possible d’obtenir une
nouvelle permission. Naturellement je ne souhaite pas que ces circonstances se
produisent, et c’est bien improbable, mais je ne voudrais pas manquer
l’occasion de revenir vous embrasser, si elle se produisait.
Bien tendrement à vous tous
Jean