jeudi 22 novembre 2018

Wintzenheim, 22 novembre 1918 – Jean à sa mère

22-11-18

Ma chère Maman

Nous faisons un voyage à travers l’Alsace qui est une vraie marche triomphale. J’aimais l’Alsace et je la defendais ; bien souvent dans les diverses popotes que j’ai fait j’ai rompu des lances avec des camarades qui prétendaient qu’elle était germanisée ; je soutenais au contraire qu’elle était restée profondément française. Mais vraiment la réalité a depassé le rêve. Jamais je n’aurai pu croire à un enthousiasme pareil.

Hier nous avons franchi les Vosges au sud de Saverne, je ne te parle pas du pays qui est splendide, les joies esthétiques sont passées au deuxième plan. L’évenement de la journée a été notre arrivée à Marmoutier où nous avons passé la nuit. Les discours du maire, du curé, du géneral, ça c’est le protocole, mais l’acceuil de la population c’est du spontané et c’est inexprimable.

Les jeunes filles étaient presque toutes en costume national ; à l’arrivée elles nous ont fleuri et embrassé. Après diner tout le monde était à la retraite, et il fallait voir l’entrain des poilus malgrès les 30 kil. qu’ils avaient dans les jambes. Nous avions tous une alsacienne à chaque bras, et nous dansions et chantions derrière la musique. C’est tout juste si nous n’avons pas entrainé le general lui-même dans une farandole echevelée.

Toutes les fusées avaient été réquisitionnées et elles n’étaient pas habituées à ça, elles qui éclairaient autrefois de leur lueur cinéraire des champs d’entonnoirs et des arbres déchiquetés. Nous nous sommes bien amusés. On est vraiment grisé par toute cette sympathie.

Aujourd’hui nous sommes arrivés ds un village.

C’est un acceuil moins solemnel que celui de la ville mais aussi émouvant. Et toujours toutes les femmes en costume qui leur va si bien, et puis des phrases comme celle-ci : « Soyez le bienvenu dans cette maison, il y a 47 [ans] qu’aucun officier n’y a mis les pieds. » ou bien sur le passage ds un village une vieille femme à sa fenêtre qui pleure et qui a suspendu à coté d’elle le portrait de son mari, officier de chasseur ; puis les gosses – et ils sont nombreux – qui nous courrent après en criant « Vive la France, M…… la Prusse », avec un accent inimitable.

Les boches on ne les voit pas ou quand on les voit ils sont plats comme des punaises.

Ce qu’on rencontre souvent se sont des jeunes gens en costume militaire boche, des alsaciens libérés ou deserteurs, regagnant leurs villages couverts de cocardes tricolores. Mais ça, ça nous serre le cœur. On ne s’est pas fait encore à ce costume là, malgré les cocardes même porté par des alsaciens.

Un détail aussi : les fonctionnaires ne sont pas à l’unisson. Ils étaient trop gatés par le régime boche. J’ai peur que nous ayons de la peine à ralier les instituteurs, pasteurs et curés.

Aujourd’hui, je loge chez un pasteur qui pratique admirablement les vertus de l’hospitalité, mais qui manque absolument de cordialité. Sa maison est une des seules du village qui ne soit pas pavoisée. J’avoue que je suis un peu vexé. (Par contre, le chauffage et l’éclairage ne laissent rien à desirer.)

Tendrement à toi, maman chérie
Jean