Villa de Suède le 31 Janvier 1917
Mon bien aimé
Figure-toi que j’ai eu deux lettres de toi et hier
matin celle du 27 tient le record. Elle a été là en deux jours, ce n’était
jamais arrivé, l’autre est du 25. Par la première j’apprends que tu es au lit
et tu comprends combien anxieuse je suis d’avoir des nouvelles et de voir
arriver le courrier de ce soir. Je te vois tout solitaire dans ton lit et tu
peux penser combien j’en suis attristée. Si je pouvais être là pour te
dorlotter, mon bien chéri que je serais heureuse ! Une pensée consolante
est que tu dois à cela d’être purgé et tu sais que c’est pour moi une
tranquillité. Donne moi donc de tes nouvelles le plus vite possible et dis-moi
bien toute la vérité. Es-tu visité par tes camarades ? Peux-tu être
suffisamment chauffé ?
Ici l’hiver est bien rude pour notre midi, hier – 5,
ce matin – 3. Nous n’arrivons pas à ns chauffer, seulement en nous calfeutrant
dans la salle à manger ; la véranda n’est plus tenable et les chambres
d’en bas alors ! je crois tjours avoir une congestion en descendant. Je
n’irais jamais me coucher. Aujourd’hui le vent souffle glacé cela rend le froid
encore moins supportable. Mais comment oser se plaindre ?
Hier, tante Berthe était là et ns avons passé
l’après-midi toutes réunies dans la salle à manger, bien intimement. Cette
après-midi ns allons enfin lui faire visiter le nouvel appartement.
Na va mieux et elle est ce matin tout-à-fait
insupportable, touche-à-tout, ne voulant jouer qu’avec que qu’elle ne peut
avoir. Nous sommes fatiguées d’elle sa mère et moi. Celle-ci est toujours bien
dolente et certaines journées sont désastreuses. Alice a la grippe.
Suzie me contait tout à l’heure son rêve de cette
nuit. Je vais te le raconter à mon tour pr te distraire un moment. J’avais
parlé ces jours-ci de l’espoir qu’a fait naître chez les Houter[1]
un soldat rapatrié en racontant qu’il avait vu ou cru reconnaître Michel[2]
dans un camp dont il doit taire le nom, ce camp étant tenu au secret. La
moindre tentative est punie par le sacrifice de la vie de celui qu’on
recherche. Il dit l’avoir vu passer les mains liées, le regard perdu et puis
lui est mort, on n’a pas pu en savoir davantage. Alors Suzie très frappée a
rêvé que ce prisonnier était [Daniel] Loux mourant de la tuberculose ; toi
fait prisonnier avais demandé à le rejoindre et sacrifiais ta vie dans ce lieu
pestiféré par amour pr ton ami que tu faisais vivre de tes soins et tu
remplissais auprès des autres un apostolat qui avait attendri le cœur endurci
des Boches même et tu les avais tous gagnés et conquis. Ce camp de représailles
était devenu un camp modèle.
Au moment où elle raconte cela à ces messieurs, au
dessert, mes yeux tombent sur un entrefilet de journal où il est dit que en
Bochie les camps de représailles sont supprimés. N’est-ce pas étrange ce
rêve ?
Je dois te quitter à regrets pr aller avec Suzie au
nouveau logement.
Laisse-toi bien soigner. Ce temps de lit est toujours
cela de pris sur les souffrances par le froid.
Remercie Ouvier pour moi de son dévouement et dis moi
bien vite ce qui peut te faire plaisir[3].
Reçois les plus tendres baisers de ta maman.
Figure-toi que j’ai croisé hier un officier du 132. Il
était avec deux autres, je n’ai pas osé l’arrêter. Est-ce toujours le même, je
ne sais.
[1] Annie
Busck, une cousine germaine de Jean, avait épousé Edouard Houter, négociant d’origine
alsacienne.
[2] Michel Houter (1887-1914), le jeune frère d'Edouard, était en fait mort dès le 28 août 1914, comme l’indique sa
fiche sur Mémoire des hommes.
[3]
L’anniversaire de Jean s’approche : il aura 24 ans le 18 février 1917.