jeudi 25 septembre 2014

Sète, 25 septembre 1914 – Mathilde à son fils

 
Cette le 25 7bre
Mon bien aimé 

C’est hier soir à 7 h que j’ai retrouvé le home après un voyage bien long, bien terrible à tous les points de vue. Je me suis arrêtée quelques instants en gare où j’ai trouvé Suzanne qui attendait un convoi de blessés. J’ai trouvé ta chère première lettre depuis notre separation qu’elle a fait revivre d’une façon poignante. Si j avais su que tu reviendrais à la berge  [?] je ne me serais pas éloignée si vite ! Personne ne me connaissant j’ai pu donner libre cours à ma peine lorsque je fus rappelée à moi-même par des soldats qui s’étant approchés ont dit : Ce n’est qu’une femme qui pleure ! Et maintenant je veux me reprendre et ne penser qu’aux precieuses heures que Dieu m’a accordé ! le réveil a été brutal… le séjour à Alais n’était pas fait pour me fortifier !
 
Tante Jeanne[1] tjours sereine quand même remonte les siens et attend que tout soit perdu pr laisser libre cours à sa douleur.
       J’ai lu une lettre exquise du sous lieutenant qui on le sent dit toute la vérite. Eugène[2] est tombé au moment ou on sonnait la retraite quelques instants plus tôt il était sauvé !
En se retirant il a été frappé et a crié à son lieutenant : C’est fini mon lieutenant je perds mes forces prenez mes papiers et mon argent et ce brave lieutenant laissant fuir seuls les hommes est resté là un instant jusqu’à ce que les prussiens à qq mètres l’aient pris comme cible alors blessé au poignet il a lâché les papiers.
 La famille Beau vers 1905. Jeanne, à droite, lisant le journal.

 Eugène a-t-il été relevé par eux, soigné et fait prisonnier, là est la seule lueur d’espoir est-il mort de ses blessures. C’est plus probable. Maurice[3] est parti et cet intérieur est triste triste. Ton oncle, Hélène[4] sont tjours malades. J’ai bien fait de m’arrêter chez eux. J’étais si fatiguée que je n’ai pas eu le courage de partir mercredi matin. J’ai attendu Jeudi.
Très préoccupée par les premiers froids, par ce que j’ai entendu dire en route sur les soldats qui en souffrent déjà. J’ai renoncé à retourner aujourd’hui à l’Hopital pr aller acheter pr tous tricot et caleçons de laine. Suzie m’a engagée à le faire et m’a accompagnée.
Je te prie, si tu m’aimes bien et de cela mon fils, je ne doute pas, ta tendresse je l’ai sentie et j'ai senti surtout plus fort encore ce que tu es pour moi donc je te prie le jour ou tu partiras tu laisseras chez les Lafon tes caleçons de coton et tu endosseras [page manquante ?]
Donne moi des détails sur tes derniers jours. Mon cheri que Dieu te garde !  Oh comme je le lui demande !! Mille tendresses de ta maman qui voudrait encore être près de toi.
Alice prépare ton paquet pendant que je t’écris. Elle t’envoie bien des tendresses.
Je ne puis joindre au paquet l’eau oxygénée, il pèserait trop.
Peux tu en acheter à Pont ? C’est indispensable. Si non je t’en enverrai.


[1] Jeanne Médard, épouse Beau. Belle-sœur de Mathilde. Elle habitait Alès (alors orthographié Alais). C’est chez elle que Pierre Médard, le père de Jean, était mort brutalement en 1900.
[2] Fils de Jeanne, donc cousin germain de Jean Médard.
[3] Frère d’Eugène, autre fils de Jeanne.
[4] Leur sœur.

samedi 20 septembre 2014

20 septembre 1914 – Pont-St-Esprit, premiers adieux


Un Dimanche ma mère a abandonné quelques heures les blessés qu’elle soignait au Lazaret, transformé en hôpital militaire et est venue me voir, une dernière fois pensions-nous, avant mon départ que nous croyions tout proche. Nos adieux sur un banc, dans la nuit, au moment de l’appel du soir et avant le départ de son train, avaient été lugubres. Pourtant ce départ pour le front devait être ajourné plusieurs fois et plusieurs fois encore je devais avoir la joie de revoir ma mère.

Mémoires de Jean Médard, 1970 (2ème partie : Enfance et jeunesse)

jeudi 18 septembre 2014

Poitiers, 18 septembre 1914 – Albert Meyer à Jean

18 sept. 1914
Mon cher Médard,

            Je suis à Poitiers au dépôt de la 32e cie du 125e  d’inf ie. On mettra 2 mois pour m'instruire, je ne partirai donc pas en guerre avant novembre au plus tôt. En attendant je voudrais combattre le mal le mieux possible. Pourrais-tu m'aider et me donner qq. conseils. Je ne me sens pas très fort pour l'évangélisation populaire. Je ne connais que les gosses les milieux d'étudiants et la haute bourgeoisie. Ça me change : ma chambrée et sa voisine (ns sommes 45 bleus tj ensemble) sont composés aux 3/4 de paysans grossiers ; le reste est commis épicier ou coiffeur, débauchés de la ville qui méprisent fort la campagne. Je suis bien vu des chefs et assez populaire. Mais je ne sais comment m'y prendre pour parler du Christ. pourtant n'ai-je pas le devoir de le faire. Tout seul, je n'ose pas. Il me faudrait un ami qui m'y pousse. 
*
*  *
            Je te serais reconnaissant si tu m’aidais Mais dès maintenant je te remercie de ce que tu fais pour Roger Jézéquel. C’est un type bien intéressant et qui rendra bp. Mais il a sans cesse besoin d’aide. Je m’y suis employé depuis 2 ans. Maintenant qu’il s’est développé, je n’y suffis plus. Je lui ai cherché des amis, et j’ai pensé que ce serait toi qui lui serais le plus utile au moins d’ici 2 à 3 ans. Aussi suis-je bien heureux de savoir que votre amitié est déjà forte. Je suis soulagé de le savoir en bonnes mains.
            Mes plus affectueuses amitiés.
Albert Meyer
 

mardi 9 septembre 2014

Laval, 9 septembre 1914 – Roger Jézéquel à Jean

9 septembre 1914

2 rue de Chevrus   Laval   Mayenne
Mon cher Médard 

J’ai à t’annoncer une bonne ou mauvaise nouvelle c’est que Lasbat est ici à Laval convalescent d’une blessure reçue à la bataille de Charleroi. Il était dans un bois bombardé par les Allemands. Il a reçu un obus dans le derrière qui l’a jeté dans un arbre. Retombé par terre à demi évanoui il s’est trainé par les mains dans un fossé où on l’a recueilli. Maintenant il va bien et est installé chez le pasteur d’ici. J’ai été le voir et il m’a raconté toutes ses pérégrinations. Il a vu de terribles choses et je souhaite que tu n’en vois pas de de semblables.
Si tu savais ce que ça m’a fait plaisir de revoir un visage du camp. Il m’a donné des nouvelles de quelques types et les voici :
[Charles] Grauss est dans un fort à Toul – fort Villey-le-Sec. Il est sergent et comme il n’a pas encore tiré un coup de fusil il s’est offert pour faire des reconnaissances en aéroplane. Mais il y a renoncé parce qu’il veut rester auprès de ses hommes très démoralisés. La seule chose qui l’embête c’est qu’il ne s’est pas deshabillé depuis le 2 Août. Naturellement il s’ennuie beaucoup bien qu’il essaie d’avoir de l’influence sur ses hommes.
[Albert] Léo monte la garde quai de la Rapée à Paris. Il va très bien.
Conord[1] est resté à Montauban. Il remplace un pasteur parti et prêche tous les dimanches avec succès.
Pont que sa mère ne voulait pas laisser partir de Nîmes est allé quand même à Paris où il a passé un conseil de révision. Il a été de nouveau ajourné. Il est rentré dans ses foyers et attend de faire la guerre dans une impatience compréhensible.
Beigbeder[2] est à Paris, il dirige les Eclaireurs et rend de grands services. Il fait ça merveilleusement.
Melle Viguier[3] est restée seule à Paris rue de Trévise. Elle fait une circulaire pour les étudiants à l’armée. Lasbat[4] l’a reçue. L’as-tu aussi ?
Raoul Allier qui devait aller comme aumônier à Maubeuge n’a pas pu partir. Il organise des réunions religieuses pour  jeunes hommes très bien réussies.
Son fils est prisonnier des Allemands[5].
             Gaston Prion a été fait prisonnier.
Source : Mémorial GenWeb

De Francis Monod on n’a pas de nouvelles depuis le début de la guerre, ce qui donne beaucoup de craintes.
Bonnamaux[6] qui était chef de ravitaillement dans les environs de Paris a demandé et obtenu la permission d’ailler dans l’Est. Il y est actuellement.
Pont voudrait avoir de tes nouvelles. Ecris lui
5 quai de Fontance [?] Nîmes
            Jean Chormier est aumônier à Amiens.
            Toutes ces nouvelles doivent te faire battre le cœur comme elles ont fait battre le mien. J’étais abruti et j’avais essayé d’étouffer nos souvenirs. Je ne vivais pas chrétiennement mais comme un païen. La vue de Lasbat et ce rappel de tant de chers souvenirs ont remué le [mot illisible] dans mon cœur et maintenant je suis plus heureux quoique la brûlure de regret reste dans ma poitrine. Je souhaite infiniment pouvoir vous revoir tous. Et je crois que c’est le vœu de nous tous étudiants chrétiens. Quel lien nous rattache. Nous formons vraiment un corps uni en Christ. Nous sommes noués par des nœuds qu’on ne peut briser.
            J’ai à te dire que Babut est parti et qu’il est à Guigamp dans un régiment d’infanterie. Dietz est à Dax dans les Pyrénées. Il attend qu’on l’appelle.
           J’attends mon cher Médard une lettre de toi. Ecris moi le plus tôt possible.
            Au revoir mon cher ami, reçois les meilleurs affections de ton dévoué 

Roger Jézéquel 

Mon     âme     bénis

l ’ Eternel        et         n’oublie

aucun      de      ses

bienfaits

AMEN


 

[1] Paul Conord. Membre du groupe de la Fédé lycéenne de Montauban. Futur pasteur.
[2] Jean Beigbeder (1894-1965) : un des fondateurs du mouvement scout. Non mobilisé en 1914 à cause de sa mauvaise vue, il est nommé commissaire national provisoire des Éclaireurs unionistes de France. (Source : Scoutopedia).
[3] Léo Viguier. Secrétaire de Charles Grauss.
[4] André Lasbasts. Membre du groupe de lycéens chrétiens de Montauban. Futur pasteur.
[5] Roger Allier (1890-1914). Il avait en fait été tué. Ses parents ne l’ont appris qu’en mai 1916.
[6] Henri Bonnamaux (1880-1935) : fondateur du mouvement des Éclaireurs unionistes de France. (Source : Scoutopedia)

Pont-Saint-Esprit, 9 septembre 1914 – Jean à sa mère

Pont-St Esprit 9 septembre 1914
Ma chère Maman 

            Ma dernière lettre te sera arrivée bien tard. Elle est restée deux jours sans partir. Excuse.
            Depuis j’ai reçu ton paquet qui a été le très bien venu. Je n’use pas de conserve, mais le chocolat et surtout le saucisson sont inapreciables ici.
            Le Samedi soir Mr Escafit ns a aimablement invités à prendre une tasse de café.
 
Source : Mémoire des hommes - Morts pour la France
          
Le Dimanche à 10 heures je suis parti pour La paillasse reglementairement cette fois, car nous avions quartier libre. J’y ai passé une nouvelle et délicieuse journée de repos. Maintenant que j’ai cela, je me demande comment j’aurais pu vivre sans. Hier j’y suis allé diner quand je n’y vais pas Maurice vient et nous passons ensemble la soirée jusqu’à l’heure de son diner. C’est vraiment un très chic type. J’ai appris Dimanche qu’il ferait sa théologie après sa license. Par les lettres de Mr Lafon à sa famille j’ai des nouvelles de Montauban. Il parait qu’il a de bonnes nouvelles d’oncle Georges
[1]. Samuel Bost se serait marié aujourd’hui, depuis le début de la guerre sa fiancée et sa famille ne seront rien de lui. Lasbats aurait été blessé, Pierre de France
, tué. Il parait que Rey-Lescure est prisonnier et non tué.
            N’ayant pas reçu de lettre de Loux j’aimerais bien que tu me donnes un peu son contenu si tu te rappelles. Es-tu sure de l’avoir envoyée ?
            Il serait peut-être gentil d’ecrire à Mme Lafon pour la remercier de ce qu’elle fait pour moi. Son adresse est La Paillasse par Pont-St-Esprit.
            Ce qu’on va faire de nous, je n’en sais rien. Il se peut que nous partions d’ici 20 jours. Il se peut aussi que nous soyons nommés caporaux probablement pas ici.
            J’ai reçu une excellente lettre de Roger Jezequel – triste. Je pense à vous, j’essaie de réaliser un peu votre vie. Que fait Hugo a-t-il pu reprendre quelques affaires.
            Adieu ma chère Maman.

Bien tendrement à toi
J. Médard

            Quand viens-tu ? 

[1] Georges Benoît, un frère de Mathilde. Pasteur. Mobilisé comme aumônier militaire.

jeudi 4 septembre 2014

Pont-Saint-Esprit, 4 septembre 1914 – Jean à sa mère

Pont-St Esprit 4 septembre 1914
Ma chère Maman

            Changement d’adresse
            Peloton des dis[pensés]
            27e  compagnie
                        etc
            Ce changement d’adresse correspond d’ailleurs à un changement de regime. La classe 14 començant à rappliquer nous avons evacué ce matin notre ecurie pour un casernement militaire propre, avec des lits, des planches, des crochets, etc. Pas de trop naturellement, mais en somme [?] veritable confortable.
            Malheureusement, en même temps c’est la vie de caserne qui commence en partie. Ce matin, il nous a fallu deja faire notre paquetage former notre lit en carré complet, fourbir notre fusil, etc, etc, etc. La liberté sera probablement moins grande. Plus de fuite le dimanche à partir de 8 heures, plus d’achat de fruits ou de patisserie, car ns sommes un peu hors ville. Il y a à peine quelques heures que je suis ici, je ne sais donc pas encore si j’y perd ou si j’y gagne. Peu importe d’ailleurs.
            Avant-hier je suis encore allé diner chez les Lafon, j’y retourne ce soir. C’est une assez longue course, mais quand même un vrai repos. Hier Lafon et son frère sont venus me voir et ns ns sommes balladé assez tard au bord du Rhône. C’est vraiment un très gentil garçon, en même temps sérieux, réfléchi. Ce que tu me dis des Brun et de leur attitude un peu théatrale ne m’épate pas. C’est bien l’impression que j’avais moi-même.
            Songes-tu réellement à venir me voir un de ces jours Je serais bien heureux. Ce serait épatant. Viens passer plutôt un Dimanche et avertis moi à l’avance que je puisse demander une permission de toute la journée. C’est faisable.
            Je commence à realiser un peu l’horreur de la guerre. Maintenant que l’on connait des morts et que l’on entend les recits de blessés ce ne sont + des « faits divers » qui se passent à la frontière.
            Léo[1] est, parait-il, infirmier ds le train de Lyon au Midi ? A part ça je n’ai de nouvelles de personne que celles que tu me donnes. Je pense bien à vous et vous embrasse de tout mon cœur.
 
Jean

[1] Albert Léo. Pasteur. Responsable de la Fédé. Ami de Jean. Mobilisé comme brancardier puis comme aumônier militaire.

mardi 2 septembre 2014

Vaiges, 2 septembre 1914 – Roger Jézéquel à Jean

Vaiges 2 septembre 1914

Mon cher Coco,

            Je reçois ta lettre à l’instant. J’ai bien reçu la première et j’y ai répondu longuement, mais j’ai du mettre une adresse fausse et la lettre s’est perdue. Tu es bien aimable de m’écrire, tes lettres me font un très grand bien, surtout que je suis dans un état voisin de l’abrutissement. Tu as eu bien tort de ne pas rester plus longtemps au camp. Je ne sais trop que te raconter sur la fin. Elle a été assez lamentable. Meyer est parti le 5 août. Puis peu à peu le camp s’est désagrégé. Nous avons eu beaucoup de difficultés avec les gendarmes. Il a fallu faire des états civils pour chaque type. Des formalités pour les étrangers. Il y a eu des perquisitions pour la T.S.F. Ledoux et d’Auriol, partis de Domino le soir du 2 Août, sont arrivés à Rennes où on les a arrêtés pour la T.S.F. Monsieur Bost est heureusement venu les délivrer. Ils sont arrivés à St Enogat en automobile.
            Fontaine a été assez désagréable. Il essayait de faire prendre feu et flammes aux types en criant Vive l’armée toute la journée. Pont le lui a fait observer et il y a eu une discussion en public. Peu s’en est fallu que le camp se divisât en 2.
            Mais enfin tout cela n’était rien. Domino restait le même. Le ciel bleu dominait toujours les pins, et c’étaient les mêmes dunes où nous nous étions promenés ensemble, où nous avions causé, réfléchi, prié. Le souvenir des bonnes journées restait encore et chaque objet rappelait les absents. Il y avait encore des fantômes de Grauss, de Lestringant, de Meyer, de Médard. Nous savions que vous pensiez à nous.
            Je suis moi-même parti du camp le 9 Août. Depuis j’ai vécu une vie lamentable. Je me suis traîné de lieux en lieux, comme une âme en peine et je reste sous le coup terrible de cette cassure dans ma vie et dans votre vie à tous.
            Jamais je n’en prendrai mon parti. J’hésite. Je ne suis plus ce que je suis. J’ai perdu tout. Il n’y a plus que des cendres dans mon cœur. Je ne prie plus, je ne lis plus la Bible. J’ai honte de moi. Je cède à toutes les tentations. Je vis comme une bête.
            Tu ne me connais pas. Tu ne sais pas jusqu’à quel point je peux tomber. Tu ne sais pas ce que je suis vraiment. Tu ne connais pas cette lutte de tous les jours, et qui dure depuis bientôt 4 ans ; lutte dans laquelle je succombe toujours, et où pourtant je ne suis jamais battu. Qu’un évènement triste m’arrive et je m’affaisse complètement. Je suis dans une morne tristesse et j’attends, j’attends les jours meilleurs. Quand cela finira-t-il ? J’ai des sursauts d’énergies. Je me dis : à partir de maintenant c’est fini. Mais bientôt vient le découragement qui s’insinue traîtreusement, et de nouveau je sens que je m’éloigne de Dieu, de Jésus mon maître et mon modèle.
            Jésus fut tenté 40 jours et je le suis depuis 4 ans. Il est vrai qu’il ne succomba pas.
            Oui mon cher Coco, je suis bien content de pouvoir causer de temps en temps à un de ces heureux qui ont avec moi vécu ces quelques semaines de bien-être et de sainteté qu’on a au camp. Le camp est comme une île dans le fleuve de l’année : une île où je me repose, où j’oublie la lutte d’avant. C’est un septième ciel pour moi. Et malgré tout je sens qu’après chaque camp mes ailes sont un peu plus fortes.
            Mais je te parle beaucoup trop de moi. Je comprends bien ta situation. Tu dois t’embêter tellement là-bas. Je sais ce que c’est. Pourquoi y a-t-il une fin au camp ? On voudrait continuer à vivre heureux et sans souci. Tout parait fade et sans intérêt après le camp. Mais il faut réagir, il faut se secouer. Je ne sais que te conseiller là-dessus. Tu n’as pas l’air d’un type qui se laisser décourager.
            Il est probable que bientôt tu vas partir et que se posera pour toi le terrible problème. Mais je suis sûr que tu ne t’attends pas à ce qui t’arrivera. Mon père m’écrit que lorsque les hommes se trouvent en face de cette réalité qu’est la guerre, quand ils voient leurs camarades tomber autour d’eux, ils perdent toute conscience de leurs actions. Le bruit, la fatigue, l’effroi y contribuent aussi. L’homme fait partie d’un tout, il ne réfléchit pas, il ne s’arrête de tuer que pour manger et boire.  Donc attends toi à cela. Il n’y a pas d’hommes, si forts soient-ils qui gardent leur tête dans ces cas là. Comme les autres tu oublieras tout, il te semblera entrer dans un rêve énorme et étrange. L’instinct t’aidera à marcher, à tirer, à manger et à te reposer. Emploie alors ton reste d’énergie à éviter de te faire tuer. D’ailleurs je suis sûr que tu en reviendras car il y a des hommes que Dieu protège tellement qu’aucune puissance ne peut les atteindre. Ce sera un horrible cauchemar : des hommes et des chevaux morts, des populations qui fuient, des villages en flammes, voilà le tableau de tous les jours pour mon pauvre père. Ta sensibilité s’atténuera, tu ne comprendras pas la douleur des autres, et si tu es toi-même blessé tu ne souffriras pas beaucoup, étant inconscient. Mourir dans cet état là, c’est merveilleux. Si tu te sens mourir tu en seras peut-être content.
            Puis, un beau jour tu te réveilleras. Les évènements te reviendront peu à peu à la mémoire. Tu seras fatigué du corps, fatigué de l’âme, mais tu seras revêtu d’une armure d’acier pour toute ta vie. Il n’y a pas beaucoup d’expérience qui trempe mieux l’âme. Aie beaucoup de courage. Prie, amasse toi un trésor dans le cœur. Puis pars sans peur.
            Mon pauvre vieux je te raconterai plus tard les circonstances dans lesquelles j’ai vécu ces derniers temps. Sache seulement que ma famille et moi et une personne de nos amis, avons été en danger de mort pendant 8 jours. Des menaces d’assassinat nous sont parvenues. Je te raconterai toute la trame de cette histoire qui s’est terminée à notre avantage heureusement. Toutes les passions politiques et religieuses ont été soulevées. La guerre avec sa lance a remué le fond du lac. Il en est monté des crapauds baveux et peut-être aussi des perles de grand prix. Tout monte à la surface. Peut-être je l’espère et j’en suis sûr, un grand bien sortira de ce grand mal. Peut-être aura-t-il fallu obtenir la justice dans le sang. C’est dans le sang que le Christ a expié nos fautes. Puissent tous les peuples civilisés et en particulier notre pauvre France expier dans le sang les fautes du monde. Mais que la volonté de Dieu soit faite.
            18 personnes de ma famille sont à la guerre. Combien en reviendra-t-il ?
            Mon cher Coco, combien il est bon de se dire en ce moment ce que Jésus disait à ses disciples : Vous n’êtes pas du monde, comme je ne suis pas du monde ; ayez courage j’ai vaincu le monde !
            Pauvre Fédération ! Pauvre christianisme. John Mott s’attendait-il à cette débâcle ? Quelle reconstruction nous aurons à faire. Il faudra semer dans les larmes, d’autres moissonneront. « Jette ton pain à la surface des eaux, et tu le retrouveras. » Au travail !
            Tu me demandes quelques adresses. Je n’en ai pas beaucoup.
            Pour savoir où est Meyer et Grauss écrit
2 rue Villeneuve – La Rochelle
Lestringant : 4 rue de Rivoli – Rouen
Lafaurie : 39 rue Félix-Faure – Le Havre
J-B Couve : Les Houles – St Enogat (I. et V.)
pour Dietz : idem
pour Pont : quai Lafontaine à Nîmes
pour moi écris jusqu’à nouvel ordre :
2 rue de Chevrus – Laval
Je ne pense pas rentrer à Paris avant la fin de septembre. Si Paris est investi je ne rentrerai pas jusqu’à ce qu’il soit débloqué.
Ecris moi si tu reviendras à Paris après la guerre, ou si tu restes au régiment. J’aime presque mieux le deuxième cas parce que j’entrerai à la faculté l’année prochaine probablement et je serai avec toi. Combien Lestringant va-t-il rester de temps à la Faculté ? Ce serait épatant d’y être avec toi ! Je le souhaite beaucoup.
Mon cher Coco il faut arrêter cette longue conversation. Mais je sens que nous sommes en communion puisque nous voulons combattre pour la même cause.
Adieu, je t’écrirai très souvent puisque ça ne coûte rien, écris moi aussi très souvent et puissent nos lettres arriver.
Avec toute mon affection

Roger Jézéquel[1]

P.S. – La famille de Monsieur Louis Lafon de Montauban demeure à La Paillasse, près Pont-St-Esprit. Tu peux aller les voir. Il y a un fils Maurice, qui a été au camp l’année dernière.


[1] Roger Jézéquel (1898-1948). Membre de la Fédé lycéenne. Engagé en 1917. Futur pasteur. Futur « Juste parmi les nations ». Par son mariage en 1928 avec Inès Leenhardt, il deviendra un cousin par alliance (assez éloigné) de Jean. Pour plus de détails à propos de Roger Jézéquel, on peut consulter http://fr.wikipedia.org/wiki/Roger_Breuil. Sa lettre, écrite lorsqu'il avait 16 ans, est publiée avec l’autorisation de son fils, Sidney Jézéquel. 

lundi 1 septembre 2014

Pont-Saint-Esprit, 1er septembre 1914 – Jean à sa mère

Pont-St-Esprit, 1 septembre 1914

            Ma chère Maman, 

            C’est hier que je devais t’écrire. Mon retard me procurera au moins le plaisir de répondre à ta lettre.
Il est arrivé depuis ma dernière lettre un changement notable ds ma vie. Vendredi après-midi en partant pour l’exercice, j’ai vu passer en voiture Maurice Lafon, fils du pasteur de Montauban, un des meilleurs membres de mon groupe de lycéens. J’ai pu le rejoindre et lui donner rendez-vous. Bref, à 6 heures, je partais avec lui en voiture pour la Pailhasse propriété de sa famille à 3 kil de Pont St Esprit. Son père est à Montauban mais ses mère, grd mère etc m’ont reçu d’une façon absolument épatante. J’ai commencé par me nettoyer à fond ds la chambre de Maurice. A 7 heures pour la première fois depuis 20 jours je me suis assis à table et j’ai mangé un repas complet. Après diner on m’a reconduit en voiture. Ravi de ma soirée. Théoriquement il est défendu de sortir de la garnison mais pratiquement on ne ns dit jamais rien.
Samedi Lafon et son frère sont venus me rejoindre et nous avons fait une bonne ballade ensemble.
Enfin hier journée exquise. Bien que nous soyons consignés jusqu’à 5 heures ds notre casernement, sans que ns ayons d’ailleurs rien à faire je me suis échappé à 8 heures du matin après avoir fait ma lessive. J’ai fait un détour par la campagne pour ne pas me faire pincer et suis arrivé là bas à 9 heures.
Petit déjeuner en famille, ballade ds les bois avec Maurice et ses frères. Délicieux bavardage. Mme Lafon m’a demandé de faire le culte avant diner. Après diner, sieste : j’ai dormi 2 heures dans un vrai lit du sommeil du juste.
Après gouter, petite course dans les coteaux – splendide coucher de soleil. Au retour douche d’eau froide : les mauvaises nouvelles des Allemands à la Fère et Guise. Après diner retour rapide à Pont St Esprit. Les Lafon m’ont dit de revenir simplement aussi souvent que je pourrais et voudrais. Vie militaire toujours assez intéressante. Je pense bien souvent à vous. Je ne sais pas ce qu’on va faire de nous. Triste, la mort de Rey-Lescure et des autres et tout ce qu’on entend dire partout. J’ai n’ai jamais reçu la lettre de Loux.
Je t’embrasse de tout mon cœur.
 
Jean