samedi 22 juillet 2017

Mittlach, 22 juillet 1917 – Jean à sa mère

22/7/17
            Maman chérie 

            Je reçois tes lettres sans trop de retard, regulièrement et deux par deux. La petite doit t’amuser et t’absorber. Elle doit s’être beaucoup developpé depuis ma dernière permission. Tu as l’air réconciliée avec le pays et avec cette vie un peu solitaire. Je pense comme toi qu’il pourrait être imprudent que Suzie vienne vous rejoindre. Si elle le fait, elle ne doit le faire qu’à bon escient.
            J’ai de bonnes nouvelles des uns et des autres. Tante Anna m’écrit un mot. [Edmond] Mercier, versé dans l’auxiliaire, espère obtenir un foyer. [Daniel] Loux, toujours à Mouilleron-en-Pareds, avec les siens, travaille beaucoup en son eglise ; [Albert] Léo semble aller mieux. Il est toujours à Paris, sa femme [née Madeleine Bouffé] et les gosses [Edith, Guy et Denise] l’ayant rejoint. Frank Berton est fiancé avec une demoiselle Bernard, de La Rochelle, encore la crise qui continue ; Mlle [Léo] Viguier très fatiguée, comme toujours d’ailleurs à la fin de l’année de travail, va partir pour la Savoie. Le sejour chez les Bois ne serait pas assez reposant, Maurice Lafon[1] est artilleur à Salonique, très en train, très courageux. [Pierre] Lestringant dirige un foyer dans la Somme, etc, etc.
            Pour moi je suis vraiment embusqué. C’est presque une embuscade d’être dans ce secteur ; ça l’est tout à fait quand on n’est plus combattant. Tu me vois paperassier, malgré moi, avec l’ordre que tu me connais. Je suis accroché au téléphone une partie de la journée. Ça me donne l’occasion d’ailleurs de causer avec Hervé [Leenhardt] de temps en temps. Il parait qu’il vient d’avoir un deuxième galon.
            Je passe une journée de dimanche infiniment paisible. Le commandant [Jules] est allé dejeuner au village voisin, les affaires expédiées, après un petit tour aux observatoires je me suis installé dans ma chambre. Un joli soleil pas trop chaud. Une fenêtre grande ouverte donne sur la vallée, mais on ne distingue rien, à travers les sapins que le bleu des sommets en face. La guerre se tait tellement que l’on entend le bruit de la vallée, cette grande musique qui monte, quand on est sur la hauteur et qui est faite de mille bruits imperceptibles. Ces vrais moments de receuillement sont d’autant meilleurs qu’ils sont plus rares. Hier aussi j’ai eu une bonne journée. Henri Monnier est venu dejeuner avec nous et nous avons passé l’après-midi ensemble. Je l’ai accompagné voir les protestants disseminés dans la foret.  
            La forêt est comme elles le sont toutes ds le pays : des sapins très beaux, très hauts, qui montent tout droit vers le ciel, à leur pied, entre des roches moussues toute une vegetation enormement de digitales, puis des choses plus comestibles : fraises, framboises, myrtilles, etc. Par-ci par là des coins où les sapins se dressent lamentablement depouillés, blessés, blancs comme des ossements. Ça rappelle que ce coin n’a pas toujours été aussi calme et de petites tombes le rappellent aussi. D’ailleurs, de nouveau la verdure envahit tout.
            Henri Monnier est toujours le même : desesperement complimenteur, avec beaucoup d’idées fausses sur les hommes et sur les choses, mais on ne passe pas sans profit une journée avec lui ; hier, malgré tout je suis resté sous le charme de sa finesse, de son intelligence, et sous le rayonnement de sa piété.
Très tendrement à toi, Maman chérie 

Jean


[1] Jean avait rencontré Maurice Lafon, frère d’un de ses camarades de la faculté de théologie, trois ans auparavant, alors qu’il était encore lycéen et que lui-même faisait son instruction militaire à Avignon. Il avait été reçu avec beaucoup de chaleur par la famille Lafon.