lundi 5 décembre 2016

Sète, 5 décembre 1916 – Mathilde à son fils


Villa de Suède le 5 Xbre 1916
            Mon fils bien aimé

            Il doit evidemment se perdre des lettres. Ainsi, je n’en ai pas eu hier. Celle du 3 Xbre la dernière était du 29. Alice m’apporte celle du 1er mais puisque tu as fait du chemin tu as bien pu ne pas écrire. Et te voilà de nouveau avançant vers la grande fournaise.
            Ah ! mon fils, mon fils chéri, verrons nous la fin de cet horrible cauchemar. Que Dieu me donne la force d’attendre et à toi surtout le courage, la santé, la persévérance. Les choses ne sont pas en train de s’arranger et j’en ai aujourd’hui un chagrin terrible. Voilà les Roumains au même front que les Serbes ! pauvres gens ! et toutes les richesses du leur pays vont engraisser nos ennemis, remplir leur greniers, leur permettre de lutter tjours et nous obliger à continuer plus âprement encore cette lutte affreuse. Sommes nous abandonnés de Dieu mon Jean chéri !
            Ah ! pr avoir du courage comme j’aurais besoin de te voir et de te serrer dans mes bras, là, de regarder tes chers yeux des heures et d’y lire ta tendresse qui est indispensable à ma vie.
            Tu as une si jolie pensée de proposer à [Daniel] Loux de venir te voir ici. Je veux prier de toutes mes forces pr que Dieu ns accorde bientôt ce bonheur de courte durée mais un bien grand bonheur quand même.
            Ns sommes installées autour de la table. Suzie « Na » et moi. Ns raccommodons la lessive, toujours toutes deux, ta sœur et moi débordées de lessive et « Na » me voyant prendre la plume se pend à mon bras pr que je la prenne sur mes genoux, ceci m’arrive immanquablement et alors elle fait à oncle Jean des discours interminables en grattant un bout de porte plume sur le papier. En ce moment elle m’a abandonnée un moment pr danser de toute la force de ses petites jambes en chantant et en faisant le pont d’Avignon déchirant les tapisseries. Elle n’est pas certainement deux minutes sans faire une sottise – et tout cela est adorable mais si on lui résiste sauf si c’est son père, elle a des rages terribles qui passent vite mais qui me rappellent tout à fait la nature de sa mère. Celle-ci est très ferme et Hugo aussi, bcoup trop sévère à mon avis.

Source : Priceminister
            Oui, j’ai reçu les lettres de soldat. C’est mon livre de chevet et c’est sublime. Je n’ai pu le terminer encore car s’il a de la consolation il y a aussi de la douleur et beaucoup et quelquefois je ne puis continuer. Je t’en dirai plus longuement quand je l’aurai fini.
            J’espère que Melle [Léo] Viguier va bientôt t’envoyer les livres que je lui demande d’acheter pr toi. Chère Melle Viguier comme elle t’aime. Je l’aime bien aussi. Je n’ose trop souvent lui adresser mes lettres banales, elle écrit d’une façon si exquise que je m’en veux et j’ai honte de mon insignifiance. Pr toi, tu lis entre les lignes et sais y trouver ce que je ne dis pas ou exprime bien mal.
            Cette image que tu évoques de paysage blanc et morne haché par les obus me donne froid au cœur ! et que pensez-vous des malheurs des pauvres Roumains et dire que l’on a tous fêté leur entrée en lice. Croyez vous que cela allongera encore nos misères ?
            Vois-tu quelquefois [Roger] de La Morinerie ? et le petit aspirant ami de Gétaz est-il maintenant s. lieutenant ? Et ta citation quand l’aurai-je ?
            Décidément Elna ne veut pas que j’écrive, il faut que je t’abandonne pr ce soir. Mais mon cœur ne t’abandonne pas, il est tout près de toi
            Je t’embrasse avec une grande tendresse.

Ta mère
Math P Médard

            Je suis en correspondance avec le prisonnier Belge interné en Hollande. Mes tuiles ont fait sa joie et Mr Brun m en a données que je vais lui envoyer. Il trouve que en Hollande on pourrait bien les libérer et il trouve surtout le temps long.
            J’ai eu une bonne lettre de tante Fanny Elle a encore été fort souffrante. Dis moi ce qu’elle t’a envoyé comme tricot Rasurel. Ecris lui un mot elle me persécute pr avoir des nouvelles et n’oublie pas de me dire si tu as eu [mot illisible] deux caleçons de tricot de laine dois-je t’en envoyer ?
            Suzon t’embrasse de tout son cœur. Alice aussi et moi que te dire ? Le sens-tu ce que je voudrais t’exprimer et que je ne puis.

Mille baisers
Ta maman