lundi 14 décembre 2015

Châtelaudren, 14 décembre 1915 – Jean à sa mère

Châtelaudren 14 Decembre 1915
            Maman cherie 

            Depuis mon retour de permission mes messages ont été des plus laconiques, j’ai passé pourtant deux journées bien intéressantes, celle de Paris et celle de Paimpol.
            A Paris, comme je te l’ai dit j’ai vu Mme [Aline] Ménard Dorian. Elle ne s’est pas plaint de n’avoir rien reçu de nous et je ne lui ai rien dit à ce sujet. Nous avons surtout et longuement parlé de la guerre. Evidemment, malgrès sa fortune, ce n’est pas une bourgeoise. Elle a une ame de tendresse pour le peuple et en general pour l’homme. Aussi cette guerre est pour elle une epreuve particulierement grande. Avec ça elle est interessante et intelligente, bien que parlant avec trop de plaisir. Elle m a donné deux tubes, un que j’ai mangé : salade d’ananas au kirsch, l’autre du pate de volaille que je n’ai pas mangé. La presentation de ces repas est originale, on se demande  toujours s’il ne va pas sortir de ces tubes de la vaseline ou de la pate dentifrice, mais c’est très bon quand même. Elle m’a donné aussi, ce que tu apprecieras, toi, tout particulièrement des pastilles de chocolat à la Kola. 3 de ces pastilles ont la valeur d’un repas. Je n’ai pas eu le temps d’aller voir Mme [Marie] Hugues, ayant rendez-vous au cercle avec plusieurs amis.
            Je me suis décidé à aller à Paimpol ne sachant trop que faire de mon Dimanche. ça fait des frais, mais je suis pour peu de temps en Bretagne, je veux tirer du pays tout ce que je puis avant de partir. Donc je suis parti Samedi soir avec l’idée d’aller à Perros-Guirec. Mon itinéraire étant mal combiné, en route je me suis decidé pour Paimpol. J’y suis arrivé assez tard. Rien d’extraordinaire, un petit port Breton triste. Le soir à l’hotel, un type extraordinaire grand et brun parle de l’ile de Brehat, je lui dis que mon intention était d’y aller le lendemain, il y allait lui-même, je rejouis d’avoir un compagnon de route, me présentera à sa femme et à sa belle-sœur. Ns montons le lendemain matin ds une patache qui nous conduit à quelques maisons d’où on embarque pour l’ile. La route longue de 7 kil à des aperçus très beau sur la mer, mais je ne voyais tout cela qu’à travers un rideau de pluie, un vrai deluge. Mon compagnon de route de plus en plus exuberant raconte à chacun sa vie et ses aventures. Vie de colonie, il a vue l’Algérie, le Senegal, le Congo, l’Indo-Chine. Le plus fort c’est que je crois qu’il ne mentait pas. Il avait bien l’air de connaitre ces pays. Par-dessus le marché il est aviateur, au debut de la campagne il était automobiliste, il conduisait un colonel. Il s’est fait amocher, a reçu une balle ds la figure. Le fait est qu’on voit la cicatrice, que son nez est decollé, et qu’il enlève ses dents pour les montrer à tout le monde. Il m’amusait beaucoup plus qu’il ne m’était désagreable. Sur ces entrefaites nous arrivons à l’embarquadère, la pluie avait cessé. On attendait le bateau, une petite barque à voile. On embarque. Vent violent. Roulis et tangage. Traversée courte mais très amusante. Paquets de mer, cris des dames, etc. Ile assez plate balayée par le vent, on se demande comment elle n’est pas balayée par les vagues aux fortes marées, malgré ses étendus. Bloc granitique, mer verte, cote bleu, mouettes, rochers noirs, recifs, maisons basses. Mon compagnon m’amène au seul hotel de l’ile ouvert en cette saison. Il est reçu très mal par sa femme et sa belle sœur, genre un peu special pas absolument leger mais pas absolument comme il faut cheveux teints, la maman pourtant allaite un gosse. La belle sœur a 7 enfants. Ces deux femmes tombent sur le dos de mon pauvre ami et l’engeulent tout le long du repas. Elles le traitent carrement d’idiot et de crétin ; il a en effet demoli l’auto de sa femme et fait bien d’autres bêtises. Après déjeunes nous allons ns promener tous les deux dans l’ile. Mon aviateur monte sur une vieille tour dont il ne peut plus descendre. Je vais chercher une echelle ds une ferme voisine. Je repars à 2 heures ½. Traversée beaucoup plus calme. Retour à pied à Paimpol. Je tombe sur une fête religieuse. Procession dans les rues pavoisées. Promenade de bannières brodées, d’un bateau porté par de petits mousses, d’une grande sainte vierge. Tout le clergé, tout le pays suit en chantant un chant triste, les femmes en coiffe.
            A Guingamp je rencontre [Alfred] Bruneton tout seul sa femme [Elisabeth Médard, épouse Bruneton] étant rentrée à Paris, dine à l’hotel avec lui et quelques autres officiers. J’ai longuement causé avec lui. Très intelligent. Très gentil. Je l’aime mieux que sa femme.
            Ici la vie toujours la même. On ne parle pas de depart ces jours-ci. Il se trouve que le 132e est complètement reformé et qu’il ne manque pas de chefs de section. Résultat : je vais être envoyé dans un autre regiment. Il est en effet peu probable qu’on me laisse bien longtemps ici.
            Il n’y a pas à regretter d’avoir demandé une permission plus tôt. On tient toujours ça, peut-être je n’aurais pas pu l’avoir plus tard, et elle a été bien reussie.
Tendrement à toi

Jean

            J’ai écrit à tante Jenny [Scheydt, née Roux]. Je ne te parle pas de la mort d’oncle Charles [Scheydt], je le considérais comme mort à mon depart de Cette. Sous quelle forme faut-il faire la procuration que tu demandes ? Est-ce sur papier timbré ou sur une simple feuille ?
            Je ne me relis pas, j’ai trop sommeil. Excuse le décousu de cette lettre.