Les fantassins du Chemin des Dames
« Le régiment de droite » est le 132e
R.I. C’était « un bon régiment ». Il ne prétendait pas éblouir mais
il effectuait ses missions avec un courage tranquille. L’Argonne, la Champagne,
Verdun, la Somme l’avaient beaucoup éprouvé sans altérer sa tradition. La
plupart de ses officiers étaient « bien », appliquant au devoir une
conscience simple, attentifs à la troupe dont presque tous venaient. Les
sous-officiers étaient généralement dévoués et braves. Les rapports entre tous
étaient amicaux et confiants. En somme, la moyenne honorable des régiments de
l’Armée française alors. Le lieutenant-colonel Théron, officier d’active, le
commandait avec une prudence, une habileté et un bon sens qu’on appréciait.
[Non
transcrit ici : le texte du discours du colonel Théron à la troupe le 6
avril 1917]
Le 132e R.I. est donc à
l’ouest du canal, le 20e corps d’armée étant, nous l’avons vu, sur
l’autre rive. Il a à sa gauche le 106e R.I., l’autre régiment de la
division, auquel il se lie à la chapelle Saint-Pierre. Le 2e et le 3e
bataillons sont en première ligne[2],
le 1er bataillon[3]
suit le 2e et le 69e bataillon de chasseurs à pied suit
le 3e. L’attaque devra être menée « avec rapidité ». A 8 h
20, les bataillons de tête auront atteint la ferme Froidmont et le Chemin des
Dames (à 4 km de leur base de départ) où, à 9 heures, les deux bataillons
réservés les dépasseront pour dévaler les pentes jusqu’au basse puis jusqu’à
Monaumpteuil (4 km plus loin) où ils arriveront à midi.
A 6 h 10, le 2e bataillon
a parcouru 250 mètres sans à-coups. Les mitrailleuses l’obligent alors à se
coucher et, comme il tente de repartir, il éprouve aussitôt des pertes très
sensibles ; son chef, le commandant Rivals, est tué, tous les officiers
des deux compagnies de tête[4]
mis hors de combat
et un jeune lieutenant[5] en prend le commandement. La première tranchée ennemie, au flanc de la croupe qui descend vers le canal, est la tranchée de Guben. On essaie de l’atteindre : une cinquantaine d’Allemands en sortent avec des grenades incendiaires. Nos mitrailleuses[6] les contiennent
mais, à 6 h 50, toute progression semble interdite.
Les nouvelles sont consternantes : notre
progression a été rapidement stoppée et nos pertes sont lourdes. Au 2ème bataillon notre cher comandant [Antoine] Rivals a été tué, ainsi que le capitaine Candillon et
bien d’autres.
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et un jeune lieutenant[5] en prend le commandement. La première tranchée ennemie, au flanc de la croupe qui descend vers le canal, est la tranchée de Guben. On essaie de l’atteindre : une cinquantaine d’Allemands en sortent avec des grenades incendiaires. Nos mitrailleuses[6] les contiennent
J’arrive pourtant avec la première vague jusqu’aux
premières lignes allemandes, mais c’est pour constater que le colonel
[Théron] et son état-major n’ont pas pu progresser jusque là. J’apprends
qu’il est bloqué entre les deux lignes dans un grand trou d’obus. Je dois
donc revenir en arrière pour le rejoindre. Le retour est aussi scabreux que
l’aller. Au passage je m’arrête un moment auprès d’un de mes camarades,
Baillot, officier mitrailleur, blessé mortellement, mais je dois l’abandonner
sans rien pouvoir faire pour lui.
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mais, à 6 h 50, toute progression semble interdite.
Une patrouille se glissera le long du canal, vers le
pont ; elle y restera isolée jusqu’au soir et parviendra alors à regagner
nos lignes.
Contrepoint, le récit de Jean
La Morinerie […] n’a pas été bloqué comme le reste
du régiment. Protégé sans doute par un repli de terrain, il a pu progresser
avec sa section jusqu’à l’entrée du tunnel du canal de l’Aisne à l’Oise, qui
passe sous le Chemin des Dames. Il a fait connaître sa position à l’arrière
par des signaux lumineux. Lorsqu’il s’est rendu compte qu’il était en pointe
très avancée, sans aucune liaison, il s’est décidé à se replier avec ses
hommes et a reçu alors quatre balles dans la jambe.
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Le 3e bataillon a
débouché fort bien aussi. Sans avoir reçu un coup de fusil, il est arrivé à la
tranchée de Jassénova. Il l’occupe pendant qu’une compagnie pousse vers
l’ouvrage Von Kluck. On n’avancera plus d’avantage. Et dans ce bataillon aussi
les deux compagnies de tête[7]
ont perdu tous leurs officiers. Vers 7 heures le régiment perd son colonel,
blessé à la ferme de Metz où il venait se rendre compte de la situation.
Le 1er bataillon a suivi
le 2e ; il s’en est même rapproché par suite de l’arrêt
brusque. Que voit-il ? Que sait-il ? Nous lisons dans les notes
brèves du lieutenant Pochard, chef de section à la 2e
compagnie : « Nous partons. Quelques coups courts de notre barrage
roulant. Les mitrailleuses crépitent. Le terrain descend légèrement. Les balles
sifflent. Je n’ai pas le temps de regarder le décor ; je file. J’arrive à
la ferme de Metz. Les fils de fer sont mal coupés. Je vois des poilus
s’affaisser ; d’autres sont à terre. J’ai l’impression que ça ne marche
pas du tout. A gauche du chemin que je prends vers le nord, je ne vois plus
personne. Pamloup, mon agent de liaison, un chic petit gars de la classe 16,
est tué. Je m’arrête. La 5e Cie se débine ; je me précipite et
fait mettre une mitrailleuse en batterie. A hauteur de l’ancienne première
ligne allemande je vois 30 ou 40 boches. Est-ce une contre-attaque ? Ils
se couchent. Fusillade. Vais à la ferme de Metz où l’état-major du colonel [Théron]
s’informe. Je dis ce que j’ai vu. On ne voit maintenant plus ni Français ni
Allemand. Quelques obus. Le colonel est blessé. Nouvelles rafales. Deux
lieutenants tués[8].
Source : collections BDIC |
Contrepoint : le récit de Jean
Je retrouve mon colonel [Théron], très ennuyé :
« Au fond de ce trou balayé par les mitrailleuses il m’est impossible de
commander mon régiment, de communiquer ni avant l’avant, ni avec l’arrière.
Retournons à la tranchée de départ ».
Retraite catastrophique. Le colonel reçoit une balle dans la cuisse, le capitaine Gabet dans la mâchoire. Soula est tué ainsi que l'officier de liaison d'artillerie. Ce sont les plus jeunes : Deconinck, Péchenard, Le Gall et moi qui s'en tirent, sans doute parce que nous sommes plus agiles et plus rapides pour sauter d'un entonnoir dans un autre ou ramper sous les barbelés. Mais nous devons encore faire des va-et-vient pour porter secours aux blessés. . |
Source : collections BDIC NB : la photo, prise dans le même secteur, date du 1er mai et non du 16 avril. |
Le 132e R.I. passera la
nuit dans la première tranchée allemande, moins 160 tués dont 9 officiers[10]
et 382 blessés dont 12 officiers.
[1] René Gustave Nobécourt (1897-1989) a combattu au Chemin des Dames dans le 28ème R.I. ; il y a d’ailleurs été blessé en juillet 1917. Devenu historien, il a publié de nombreux ouvrages, dont, en 1965, Les fantassins du Chemin des Dames. Le passage reproduit ici se trouve en ligne.
Antoine RIVALS (1875-1917)
René CANDILLON (1886-1917)
Lucien SOULA (1874-1917)
Marcel Emmanuel MARCEAU (1890-1917)
Georges Etienne Soter BAILLOT (1892-1917)
Gaston MELLINETTE (1892-1917)
Claude GONIN (1896-1917)
Marcel Adrien MORIN (1886-1917)
Emile JESSON (1892-1917)
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[1] René Gustave Nobécourt (1897-1989) a combattu au Chemin des Dames dans le 28ème R.I. ; il y a d’ailleurs été blessé en juillet 1917. Devenu historien, il a publié de nombreux ouvrages, dont, en 1965, Les fantassins du Chemin des Dames. Le passage reproduit ici se trouve en ligne.
N.B. : toutes les
notes qui suivent sont de l’auteur du blog, qui a essayé de rapprocher les
données du texte de Jean Médard et celles de celui de René Nobécourt. Les passages à comparer sont en caractères blancs, les textes de Jean dans des encadrés.
[2] Le chef
du 2ème bataillon est le commandant Rivals, et celui du 3ème
bataillon le commandant Jules.
[3] Son chef
est le commandant Perret, qui prendra le commandement du régiment après la
blessure du colonel Théron.
[4]
Le 2ème bataillon comprenait trois compagnies, les 5ème,
6ème et 7ème. L’ordre de bataille ne précise pas quelles
sont les « deux compagnies de tête » mais l’une d’elle est forcément
la 5ème (capitaine Candillon tué, et lieutenant Millière blessé). L’autre
est sans doute la 6ème (Gonin tué et Bouchez blessé – le
sous-lieutenant Bouchez, à la tête d’une section, remplaçait Jean en charge des
liaisons). Il me parait peu vraisemblable que Pochard parle ici de la 7ème
(Jesson tué et La Morinerie blessé) puisque paradoxalement une section au moins
(celle de La Morinerie) avait beaucoup progressé vers l’avant et s’y est trouvée
isolée.
[5]
Le JMO précise qu’il s’agit de Marcel Simonin (1893-1968), qui commandait la 6e
compagnie. Sorti du rang, il sera nommé capitaine en 1918. Il restera officier
d’active et finira colonel pendant la 2ème guerre mondiale. Jean
l’appréciait beaucoup, son nom revient à plusieurs reprises dans ses lettres de
1918 et dans ses mémoires. Un exemple parmi d’autres « J’ai l’avantage d’avoir pour Cdt de compagnie
Simonin, qui est un excellent camarade et un chic type. Il vient de recevoir la
Légion d’honneur et je te prie de croire qu’il ne l’a pas volée. »
[6] Donc la 2ème compagnie de mitrailleurs, à
laquelle appartenaient Mellinette et Baillot, tous deux tués ce jour-là.
[7]
Sûrement la 9e compagnie (Chazot et Moutier blessés) et la 11e
compagnie (Marceau et Morin tués).
[8]
L’un des deux est Lucien Soula, l’autre est l’officier
de liaison d’artillerie, qui n’appartenait donc pas au 132ème R.I.
[9]
Certainement Gonin, puisque Pochard mentionne des hommes de la 5ème et de la
6ème compagnie, et que l'autre officier tué appartenant à une de ces deux compagnies était René Candillon, qui était capitaine. Par ailleurs, Gonin, né en 1896, était effectivement le plus jeune de tous les officiers du 132ème tués ce jour-là.
[10] Les
neuf officiers du 132ème mentionnés par leur nom dans le JMO plus l’officier
de liaison d’artillerie.