dimanche 16 avril 2017

16 avril 1917 : Les fantassins du Chemin des Dames


Les fantassins du Chemin des Dames
par René Gustave Nobécourt[1] 

« Le régiment de droite » est le 132e R.I. C’était « un bon régiment ». Il ne prétendait pas éblouir mais il effectuait ses missions avec un courage tranquille. L’Argonne, la Champagne, Verdun, la Somme l’avaient beaucoup éprouvé sans altérer sa tradition. La plupart de ses officiers étaient « bien », appliquant au devoir une conscience simple, attentifs à la troupe dont presque tous venaient. Les sous-officiers étaient généralement dévoués et braves. Les rapports entre tous étaient amicaux et confiants. En somme, la moyenne honorable des régiments de l’Armée française alors. Le lieutenant-colonel Théron, officier d’active, le commandait avec une prudence, une habileté et un bon sens qu’on appréciait.
[Non transcrit ici : le texte du discours du colonel Théron à la troupe le 6 avril 1917]
Source : JMO du 132ème R.I. 
- Les contours de l'emplacement prévu du 132ème R.I. sur le terrain sont
marqués au crayon bleu gris.
- Les tranchées françaises du 16 avril sont figurées par le trait jaune épais 
rehaussé de tirets.
- Les tranchées allemandes sont en rouge. 
            Le 132e R.I. est donc à l’ouest du canal, le 20e corps d’armée étant, nous l’avons vu, sur l’autre rive. Il a à sa gauche le 106e R.I., l’autre régiment de la division, auquel il se lie à la chapelle Saint-Pierre. Le 2e et le 3e bataillons sont en première ligne[2], le 1er bataillon[3] suit le 2e et le 69e bataillon de chasseurs à pied suit le 3e. L’attaque devra être menée « avec rapidité ». A 8 h 20, les bataillons de tête auront atteint la ferme Froidmont et le Chemin des Dames (à 4 km de leur base de départ) où, à 9 heures, les deux bataillons réservés les dépasseront pour dévaler les pentes jusqu’au basse puis jusqu’à Monaumpteuil (4 km plus loin) où ils arriveront à midi.
            A 6 h 10, le 2e bataillon a parcouru 250 mètres sans à-coups. Les mitrailleuses l’obligent alors à se coucher et, comme il tente de repartir, il éprouve aussitôt des pertes très sensibles ; son chef, le commandant Rivals, est tué, tous les officiers des deux compagnies de tête[4] mis hors de combat


 Contrepoint, le récit de Jean 

Les nouvelles sont consternantes : notre progression a été rapidement stoppée et nos pertes sont lourdes. Au 2ème bataillon notre cher comandant [Antoine] Rivals a été tué, ainsi que le capitaine Candillon et bien d’autres. 
 

et un jeune lieutenant[5] en prend le commandement. La première tranchée ennemie, au flanc de la croupe qui descend vers le canal, est la tranchée de Guben. On essaie de l’atteindre : une cinquantaine d’Allemands en sortent avec des grenades incendiaires. Nos mitrailleuses[6] les contiennent
   
 Contrepoint, le récit de Jean 

J’arrive pourtant avec la première vague jusqu’aux premières lignes allemandes, mais c’est pour constater que le colonel [Théron] et son état-major n’ont pas pu progresser jusque là. J’apprends qu’il est bloqué entre les deux lignes dans un grand trou d’obus. Je dois donc revenir en arrière pour le rejoindre. Le retour est aussi scabreux que l’aller. Au passage je m’arrête un moment auprès d’un de mes camarades, Baillot, officier mitrailleur, blessé mortellement, mais je dois l’abandonner sans rien pouvoir faire pour lui. 
 
  
mais, à 6 h 50, toute progression semble interdite.
Une patrouille se glissera le long du canal, vers le pont ; elle y restera isolée jusqu’au soir et parviendra alors à regagner nos lignes.

  
Contrepoint, le récit de Jean 

La Morinerie […] n’a pas été bloqué comme le reste du régiment. Protégé sans doute par un repli de terrain, il a pu progresser avec sa section jusqu’à l’entrée du tunnel du canal de l’Aisne à l’Oise, qui passe sous le Chemin des Dames. Il a fait connaître sa position à l’arrière par des signaux lumineux. Lorsqu’il s’est rendu compte qu’il était en pointe très avancée, sans aucune liaison, il s’est décidé à se replier avec ses hommes et a reçu alors quatre balles dans la jambe.  
 

             Le 3e bataillon a débouché fort bien aussi. Sans avoir reçu un coup de fusil, il est arrivé à la tranchée de Jassénova. Il l’occupe pendant qu’une compagnie pousse vers l’ouvrage Von Kluck. On n’avancera plus d’avantage. Et dans ce bataillon aussi les deux compagnies de tête[7] ont perdu tous leurs officiers. Vers 7 heures le régiment perd son colonel, blessé à la ferme de Metz où il venait se rendre compte de la situation.
            Le 1er bataillon a suivi le 2e ; il s’en est même rapproché par suite de l’arrêt brusque. Que voit-il ? Que sait-il ? Nous lisons dans les notes brèves du lieutenant Pochard, chef de section à la 2e compagnie : « Nous partons. Quelques coups courts de notre barrage roulant. Les mitrailleuses crépitent. Le terrain descend légèrement. Les balles sifflent. Je n’ai pas le temps de regarder le décor ; je file. J’arrive à la ferme de Metz. Les fils de fer sont mal coupés. Je vois des poilus s’affaisser ; d’autres sont à terre. J’ai l’impression que ça ne marche pas du tout. A gauche du chemin que je prends vers le nord, je ne vois plus personne. Pamloup, mon agent de liaison, un chic petit gars de la classe 16, est tué. Je m’arrête. La 5e Cie se débine ; je me précipite et fait mettre une mitrailleuse en batterie. A hauteur de l’ancienne première ligne allemande je vois 30 ou 40 boches. Est-ce une contre-attaque ? Ils se couchent. Fusillade. Vais à la ferme de Metz où l’état-major du colonel [Théron] s’informe. Je dis ce que j’ai vu. On ne voit maintenant plus ni Français ni Allemand. Quelques obus. Le colonel est blessé. Nouvelles rafales. Deux lieutenants tués[8] 

Source : collections BDIC

Contrepoint : le récit de Jean 

Je retrouve mon colonel [Théron], très ennuyé : « Au fond de ce trou balayé par les mitrailleuses il m’est impossible de commander mon régiment, de communiquer ni avant l’avant, ni avec l’arrière. Retournons à la tranchée de départ ».
         Retraite catastrophique. Le colonel reçoit une balle dans la cuisse, le capitaine Gabet dans la mâchoire. Soula est tué ainsi que l'officier de liaison d'artillerie. Ce sont les plus jeunes : Deconinck, Péchenard, Le Gall et moi qui s'en tirent, sans doute parce que nous sommes plus agiles et plus rapides pour sauter d'un entonnoir dans un autre ou ramper sous les barbelés. Mais nous devons encore faire des va-et-vient pour porter secours aux blessés. .

Source : collections BDIC
NB : la photo, prise dans le même secteur, date du 1er mai et non du 16 avril.
         Reviens. Quelques tués et blessés à la 2e section. Des grenades éclatent dans la musette de Baudry, grièvement atteint. Les 155 tirent trop court. Des hommes se replient. Apercevons au fond des petites colonnes d’Allemands descendant du Chemin des Dames. Qu’attend notre artillerie ? Les poilus creusent, s’enfoncent entre le canal et le nord-ouest de la ferme. Des hommes de la 5e et de la 6e Cie sont en avant, dans des trous. Un jeune sous-lieutenant[9] blessé est mort noyé dans l’un d’eux. Le médecin du bataillon Clément a ramené avec ses brancardiers de nombreux blessés. Les boches ont laissé faire ; il est vrai qu’il avait d’abord ramené un Allemand. Je repère un créneau de mitrailleuse à ras de terre. De l’autre côté du canal nous voyons le 20e corps qui avance… »

            Le 132e R.I. passera la nuit dans la première tranchée allemande, moins 160 tués dont 9 officiers[10] et 382 blessés dont 12 officiers.


Source : JMO du 132ème R.I.
- Soulignés en noir par l'auteur du blog : les tués du 16 avril 1917.
- Soulignés en blanc par l'auteur du blog : les blessés du 16 avril 1917.
- Soulignés en gris par l'auteur du blog : les tués du 17 avril 1917.
Les plus grosses pertes en officiers sont dans le 2ème bataillon, où, sur 15 officiers, 6 sont tués et 4 blessés.

 
Source : JMO du 132ème R.I.
 
Antoine RIVALS (1875-1917)
 
René CANDILLON (1886-1917)
 
Lucien SOULA (1874-1917)
 
 
 
Gaston MELLINETTE (1892-1917)
 
Claude GONIN (1896-1917)
 
Marcel Adrien MORIN (1886-1917)
 
Emile JESSON (1892-1917)
 


[1] René Gustave Nobécourt (1897-1989) a combattu au Chemin des Dames dans le 28ème R.I. ; il y a d’ailleurs été blessé en juillet 1917. Devenu historien, il a publié de nombreux ouvrages, dont, en 1965, Les fantassins du Chemin des Dames. Le passage reproduit ici se trouve en ligne.
N.B. : toutes les notes qui suivent sont de l’auteur du blog, qui a essayé de rapprocher les données du texte de Jean Médard et celles de celui de René Nobécourt. Les passages à comparer sont en caractères blancs, les textes de Jean dans des encadrés.
[2] Le chef du 2ème bataillon est le commandant Rivals, et celui du 3ème bataillon le commandant Jules.
[3] Son chef est le commandant Perret, qui prendra le commandement du régiment après la blessure du colonel Théron.
[4] Le 2ème bataillon comprenait trois compagnies, les 5ème, 6ème et 7ème. L’ordre de bataille ne précise pas quelles sont les « deux compagnies de tête » mais l’une d’elle est forcément la 5ème (capitaine Candillon tué, et lieutenant Millière blessé). L’autre est sans doute la 6ème (Gonin tué et Bouchez blessé – le sous-lieutenant Bouchez, à la tête d’une section, remplaçait Jean en charge des liaisons). Il me parait peu vraisemblable que Pochard parle ici de la 7ème (Jesson tué et La Morinerie blessé) puisque paradoxalement une section au moins (celle de La Morinerie) avait beaucoup progressé vers l’avant et s’y est trouvée isolée.
[5] Le JMO précise qu’il s’agit de Marcel Simonin (1893-1968), qui commandait la 6e compagnie. Sorti du rang, il sera nommé capitaine en 1918. Il restera officier d’active et finira colonel pendant la 2ème guerre mondiale. Jean l’appréciait beaucoup, son nom revient à plusieurs reprises dans ses lettres de 1918 et dans ses mémoires. Un exemple parmi d’autres « J’ai l’avantage d’avoir pour Cdt de compagnie Simonin, qui est un excellent camarade et un chic type. Il vient de recevoir la Légion d’honneur et je te prie de croire qu’il ne l’a pas volée. »
[6] Donc la 2ème compagnie de mitrailleurs, à laquelle appartenaient Mellinette et Baillot, tous deux tués ce jour-là.
[7] Sûrement la 9e compagnie (Chazot et Moutier blessés) et la 11e compagnie (Marceau et Morin tués).
[8] L’un des deux est Lucien Soula, l’autre est l’officier de liaison d’artillerie, qui n’appartenait donc pas au 132ème R.I. 
[9] Certainement Gonin, puisque Pochard mentionne des hommes de la 5ème et de la 6ème compagnie, et que l'autre officier tué appartenant à une de ces deux compagnies était René Candillon, qui était capitaine. Par ailleurs, Gonin, né en 1896, était effectivement le plus jeune de tous les officiers du 132ème tués ce jour-là.
[10] Les neuf officiers du 132ème mentionnés par leur nom dans le JMO plus l’officier de liaison d’artillerie.