Draguignan
1 Decembre 1914
Ma chère Maman
Ta bonne lettre m’est rapidement
arrivée et je m’empresse d’y repondre.
J’ai reçu ces jours-ci le chandaï et
la paire de chaussette. C’est tout à fait bien, je n’ai pas eu à faire usage du
chandaï, mais les chaussettes en ce moment même me tiennent chaud aux pied.
Nous aurons le temps d’en reparler mais il me semble que je préfère ce modèle à
l’autre.
Quand à l’argent, envoie-moi les 20
frs si tu peux. Je n’en est pas encore un besoin express, puisque j’ai sur moi
plus de 55 frs. Mais là-dessus il y a 30 frs en or qu’il serait bon de
garder tels quels pour la campagne, il va me falloir payer ces jours-ci les 20
frs de glace, et enfin, le 9, dix francs de chambre.
De ce que je fais, je n’ose presque
plus te parler tellement ma vie est monotone. C’est toujours le matin le même
reveil au clairon, le lever dans l’air lourd de la chambrée, le depart pour
l’exercice, la tasse de « jus » une fois bue. Chacun de nous à tour
de role prend la place d’un chef de section et le travail commence, beaucoup
plus relaché ces derniers jours. Ici souvent nous rentrons de bonne heure pour
une theorie ou une conference, car notre adjudant a la parole facile et il en
abuse.
Après la soupe, on se vautre un
moment sur son lit en lisant le journal, en attendant le nouvel exercice et le
nouveau retour. Je dine rapidement au pied de mon lit à la lueur d’une lampe
fumeuse, et je sors de la caserne toujours un peu comme d’une prison, je me
paye deux sous de chataigne, je vais lire les depêches à la prefecture, et je
rentre dans ma petite chambre où je me sens chez moi, et où je vis près de tous
les chers eloignés. A 9 heures je rentre rapidement à la caserne. Il fait
beaucoup plus froid, je me couche vite, je m’enfonce dans mon lit comme dans
une gaine, tant ma couverture est bien bordée, et je ne tarde jamais à
m’endormir.
Sur ce canevas se greffe un peu de
tout, le plaisir d’une bonne promenade matinale, ou l’abrutissement d’un même
exercice idiot cent fois répété, des préoccupations, des reflexions, des
conversations avec les camarades. Il y en a de vraiment gentils. Dans ma
chambre même un garçon très intelligent, un peu catholique, il a été reçu le
premier du peloton. Il prepare sa licence d’histoire. Il m’a preté quelques
livres de M. Barrès qui m’interessent beaucoup. Sur la masse un peu amorphe il
y a quelques types qui ont l’air vraiment bien, mais quand on n’est pas de la
même section on a pas le temps de faire connaissance.
T’ai-je dit que Seston, fils du
pasteur de Milhau, près Nîmes, ancien copain de Louis-le-Grand était avec
moi ?
Mes propriétaires sont toujours
pleins d’attentions. Le fils vient de m’apporter une chaufferette, qui est tout
ce que je puis me permettre comme chauffage. C’est d’ailleurs parfaitement
inutile car il fait beaucoup moins froid depuis deux jours.
Dimanche a été une bonne journée de
tranquilité, de correspondance et de lecture. Je suis allé lire pendant les
heures chaudes de l’après-midi au grand soleil de la montagne.
Evidemment j’aimerais mieux d’autre
patelin que Draguignan, mais, vraiment, je ne m’ennuie jamais. Je crois que
j’ai perdu la possibilité de m’ennuyer, surtout quand je suis seul.
Je pense bien à toi, à ton travail,
à toutes les tristesses qu’il entraine.
Oui, Mme B. est un fameux
phenomène.
Terrible la disparition du gendre
des Frisch.
J’ai aprouvé le desir de Suzanne
d’aller en Belgique, si sa presence était vraiment necessaire. Il ne
s’agit bien entendu pas d’un sport. Je suis heureux de voir que Hugo et toi
n’êtes pas opposés en principe à la chose. Et pourtant ce serait encore un
sacrifice qui te serait demandé là
Adieu, ma maman chérie. Remercie
encore Alice et Suzon pour le chandaï : quand je le mettrai je penserai
que c’est vous les trois femmes du foyer qui me tenaient chaud au cœur.
Je vous embrasse comme je vous aime
Jean