samedi 20 décembre 2014

Train sanitaire, décembre 1914 – Albert Léo à Jean


(Je prends une feuille pour finir ma carte) [La carte en question manque, la date de cette lettre n’est donc pas connue, mais le texte montre qu’elle a été écrite peu avant Noël.]
A Lyon j’ai vu un moment le petit Stahl, si gentil et affectueux, hurluberlu qui aurait besoin d’un guide plus qualifié que Fontaine.
Sais-tu ce que je regrette sans cesse : c’est que nous ne formions pas une bande de brancardiers volontaires sur le front. Ceux qui y sont tirent en général admirablement au flanc, à ce que me disent les blessés. Le fait est qu’on ne peut faire faire par ordre un métier si ingrat. Ça devrait être une vocation.
Mais chez nous, on gaspille énormément et on gaspille entre autre criminellement cette denrée précieuse qui s’appelle les énergies morales. Chacun de nous isolément s’obstine inutilement dans une pseudo action stérile. Ensemble nous ferions des merveilles, oui, des merveilles, parce qu’animés du même esprit, tendant au même but, renonçant à nous-mêmes. Les Anglais, eux, ont admis les engagements spécifiques par corps, par écoles, parce qu’ils savent qu’il y a des réalités spirituelles. La guerre exige moins des unités que des puissances. Le pays qui le méconnait en souffre forcément. C’est notre cas.
J’ai reçu le « Semeur ». Et toi ? Les pages de Grauss sont vraiment belles et vraies. Ce que je lis ailleurs sur la guerre est souvent du fatras.
As-tu de quoi lire ? En veux-tu ? Quel genre ? Du facile.
Mon pauvre vieux Coco, ceci t’arrivera aux environs de Noël. Quel Noël ? Ça me hante. Il faudrait s’occuper ou s’enterrer toute la journée ce jour-là.
J’ai eu à veiller 2 nuits de suite mes blessés dans mon train, de Pagny s/ Meuse à Grenoble. Il faut avoir avec eux des précautions minutieuses, dont ils sont reconnaissants et on regrette d’avoir à les débarquer au bout sans plus les revoir. Ils ont en général un courage épatant. L’un d’eux est mort en route. Je l’avais un peu engueulé quelques heures avant parce qu’il crachait sur ses voisins, et qu’il délirait un peu. C’était un peu injuste.
J’ai lu patiemment les 2 volumes de Bourget : Le Démon de midi. Ça ne vaut pas le coup, il traite comme un roman un problème religieux des plus intéressants, et on est volé.
A Arcachon, ma femme s’occupe beaucoup  des recherches des disparus (bureau de Genève) auxquels elle collabore je ne sais trop comment.
T’ai-je dit que j’ai vu plusieurs fois Tony Burnand partant comme médecin auxiliaire aux Dragons, au 21ème corps. Et Raymond Castelnau 10 minutes à Nancy. Ça m’a fait plaisir de voir ces braves gens, un peu superficiels.
Je finis ma lettre car je suis envahi par des camarades. J’ai une table dans mon compartiment où je peux écrire et une lampe où je me chauffe les pieds.
Je penserai bien à toi à Noël et je pense du reste bien souvent à toi en tout temps. Soyons fermes et persévérants ne nous laissons pas entamer par cette vie anormale.
Au revoir mon cher Coco.

Ton vieil ami
Léo