(Je
prends une feuille pour finir ma carte) [La carte en question manque, la date de
cette lettre n’est donc pas connue, mais le texte montre qu’elle a été écrite
peu avant Noël.]
A Lyon j’ai vu un moment le petit Stahl, si gentil et
affectueux, hurluberlu qui aurait besoin d’un guide plus qualifié que Fontaine.
Sais-tu ce que je regrette sans cesse : c’est que
nous ne formions pas une bande de brancardiers volontaires sur le front. Ceux
qui y sont tirent en général admirablement au flanc, à ce que me disent les
blessés. Le fait est qu’on ne peut faire faire par ordre un métier si ingrat.
Ça devrait être une vocation.
Mais chez nous, on gaspille énormément et on gaspille
entre autre criminellement cette denrée précieuse qui s’appelle les énergies
morales. Chacun de nous isolément s’obstine inutilement dans une pseudo action
stérile. Ensemble nous ferions des merveilles, oui, des merveilles, parce
qu’animés du même esprit, tendant au même but, renonçant à nous-mêmes. Les
Anglais, eux, ont admis les engagements spécifiques par corps, par écoles,
parce qu’ils savent qu’il y a des réalités spirituelles. La guerre exige moins
des unités que des puissances. Le pays qui le méconnait en souffre forcément.
C’est notre cas.
J’ai reçu le « Semeur ». Et toi ? Les
pages de Grauss sont vraiment belles et vraies. Ce que je lis ailleurs sur la
guerre est souvent du fatras.
As-tu de quoi lire ? En veux-tu ? Quel
genre ? Du facile.
Mon pauvre vieux Coco, ceci t’arrivera aux environs de
Noël. Quel Noël ? Ça me hante. Il faudrait s’occuper ou s’enterrer toute
la journée ce jour-là.
J’ai eu à veiller 2 nuits de suite mes blessés dans
mon train, de Pagny s/ Meuse à Grenoble. Il faut avoir avec eux des précautions
minutieuses, dont ils sont reconnaissants et on regrette d’avoir à les
débarquer au bout sans plus les revoir. Ils ont en général un courage épatant.
L’un d’eux est mort en route. Je l’avais un peu engueulé quelques heures avant
parce qu’il crachait sur ses voisins, et qu’il délirait un peu. C’était un peu
injuste.
J’ai lu patiemment les 2 volumes de Bourget : Le
Démon de midi. Ça ne vaut pas le coup, il traite comme un roman un problème
religieux des plus intéressants, et on est volé.
A Arcachon, ma femme s’occupe beaucoup des recherches des disparus (bureau de
Genève) auxquels elle collabore je ne sais trop comment.
T’ai-je dit que j’ai vu plusieurs fois Tony Burnand
partant comme médecin auxiliaire aux Dragons, au 21ème corps. Et Raymond Castelnau
10 minutes à Nancy. Ça m’a fait plaisir de voir ces braves gens, un peu
superficiels.
Je finis ma lettre car je suis envahi par des
camarades. J’ai une table dans mon compartiment où je peux écrire et une lampe
où je me chauffe les pieds.
Je penserai bien à toi à Noël et je pense du reste
bien souvent à toi en tout temps. Soyons fermes et persévérants ne nous
laissons pas entamer par cette vie anormale.
Au revoir mon cher Coco.
Ton vieil ami
Léo