Pont St Esprit
Mardi, 13 Octobre 1914
Ma chère Maman
J’ai reçu ce matin vos deux bonnes lettres et
maintenant que j’ai mes soirées à moi et que je puis les passer dans ma
chambre, je viens bavarder un peu avec toi. Excuse d’abord une faute
inexcusable. Chaque année j’oublie la date de ta fête[1]. C’est une étourderie dont je te demande bien
pardon. Ne crois surtout pas que ce soit indifference de ma part. Non pas. On
ne vivrait pas si l’on ne se sentait près les uns des autres par la pensée.
L’heure où je vous ecris est justement celle où vous êtes reunis à table Hugo,
Suzie et toi après les fatigues et les tristesses de la journée. Je donnerais
beaucoup pour m’asseoir un tout petit moment à coté de vous, enveloppé de
securité et d’affection. Je comprends quelle impression douloureuse t’a causé
la mort de ce blessé. Tout ça est affreux. Et dire qu’en temps de paix il se
passe des choses semblables à coté de nous et que nous ne savons pas les voir
et en souffrir.
Ces temps-ci j’ai mis à jour ma correspondance. Tu
ne peux croire comme je suis entouré par tous mes amis. Presque chaque courrier
m’apporte des lettres des 4 coins de France. On sent en particulier que ceux
qui ne partent pas vivent beaucoup plus pour ceux qui partent ou qui vont
partir que pour eux-même.
Dans 2 jours nous allons retrouver la paille et
notre baraquement sera affecté aux blessés. C’est très juste. Je ne sais pas où
ns allons percher. En tout cas ne te preoccupe pas ; ce sera moins
confortable que le lit, mais je n’aurais pas froid. Surtout n’envoie pas de
couverture ce serait parfaitement inutile. C’est une bonne idée par contre de
m’envoyer un second caleçon en tricot de laine ; en campagne je serai peut
être très heureux de pouvoir changer.
Pour le moment je n’ai pas à me couvrir davantage.
Dimanche après nous être promenés un petit moment Moutet
et moi je me suis surtout consacré à la correspondance. Le soir ns avons pris
le café chez Mme Chabrol.
Mme Chabrol est une brave femme
protestante de la Lozère, établie depuis de longues années à Pont St Esprit avec son mari et sa fille
Nous avons fait sa connaissance par hasard et c’est par son intermediaire que
nous avons trouvé notre chambre. C’est chez elle que je laisserai mes affaires
en partant ; tache de ne pas perdre son adresse :
Mme Chabrol
rue du Fort
Pont-St-Esprit
Veritable hospitalité de la Lozère. Ames simples et
confiantes. Très isolées au point de vue religieux. Le père est de Pont de
Montvert et connait Gourdouze.
Adieu ma chère Maman, remercie bien Suzon de sa
lettre ; je tacherai de lui repondre un de ces jours. En attendant je vous
embrasse tous très affectueusement.
Jean