lundi 13 octobre 2014

Pont-Saint-Esprit, 13 octobre 1914 – Jean à sa mère

Pont St Esprit     Mardi, 13 Octobre 1914
Ma chère Maman 

J’ai reçu ce matin vos deux bonnes lettres et maintenant que j’ai mes soirées à moi et que je puis les passer dans ma chambre, je viens bavarder un peu avec toi. Excuse d’abord une faute inexcusable. Chaque année j’oublie la date de ta fête[1].  C’est une étourderie dont je te demande bien pardon. Ne crois surtout pas que ce soit indifference de ma part. Non pas. On ne vivrait pas si l’on ne se sentait près les uns des autres par la pensée. L’heure où je vous ecris est justement celle où vous êtes reunis à table Hugo, Suzie et toi après les fatigues et les tristesses de la journée. Je donnerais beaucoup pour m’asseoir un tout petit moment à coté de vous, enveloppé de securité et d’affection. Je comprends quelle impression douloureuse t’a causé la mort de ce blessé. Tout ça est affreux. Et dire qu’en temps de paix il se passe des choses semblables à coté de nous et que nous ne savons pas les voir et en souffrir.
Ces temps-ci j’ai mis à jour ma correspondance. Tu ne peux croire comme je suis entouré par tous mes amis. Presque chaque courrier m’apporte des lettres des 4 coins de France. On sent en particulier que ceux qui ne partent pas vivent beaucoup plus pour ceux qui partent ou qui vont partir que pour eux-même.
Dans 2 jours nous allons retrouver la paille et notre baraquement sera affecté aux blessés. C’est très juste. Je ne sais pas où ns allons percher. En tout cas ne te preoccupe pas ; ce sera moins confortable que le lit, mais je n’aurais pas froid. Surtout n’envoie pas de couverture ce serait parfaitement inutile. C’est une bonne idée par contre de m’envoyer un second caleçon en tricot de laine ; en campagne je serai peut être très heureux de pouvoir changer.
Pour le moment je n’ai pas à me couvrir davantage.
Dimanche après nous être promenés un petit moment Moutet et moi je me suis surtout consacré à la correspondance. Le soir ns avons pris le café chez Mme Chabrol.
Mme Chabrol est une brave femme protestante de la Lozère, établie depuis de longues années  à Pont St Esprit avec son mari et sa fille Nous avons fait sa connaissance par hasard et c’est par son intermediaire que nous avons trouvé notre chambre. C’est chez elle que je laisserai mes affaires en partant ; tache de ne pas perdre son adresse :
Mme Chabrol
rue du Fort
Pont-St-Esprit
Veritable hospitalité de la Lozère. Ames simples et confiantes. Très isolées au point de vue religieux. Le père est de Pont de Montvert et connait Gourdouze.
Adieu ma chère Maman, remercie bien Suzon de sa lettre ; je tacherai de lui repondre un de ces jours. En attendant je vous embrasse tous très affectueusement.

Jean

[1] Le mot fête est ici utilisé dans le sens d’anniversaire. Mathilde était née le 10 octobre 1866.