lundi 18 août 2014

Sète, 18 août 1914 – Mathilde à son fils

Cette le 18 Août 1914
Mon fils chéri 

Je reçois à l’instant enfin ta lettre détaillée qui me laisse une impression pénible et paisible à la fois. Tu es courageux pr accepter ce que tu dois accepter mais je sens ce que tu dois souffrir et je souffre bien aussi. Je regrette de ne pas t’avoir donné plus de provisions et te supplie instamment de ne rien sacrifier pour te nourrir convenablement. As-tu fait des démarches pr te faire vacciner comme ns l’avons convenu ?
Recevras tu jamais la longue lettre que je t’ai adressée à Aix elle te donnait des détails sur lesquels je n’ai pas le courage de revenir aujourd’hui ! Il me semble que j’ai vécu deux vies depuis que ns ns sommes quittés. Vendredi et Samedi j’ai fait l’inventaire du matériel du Lazaret. Rudy  [Rudy Busck, cousin germain de Jean] est venu ns voir déjà Jeudi. Samedi il était encore là ; on a fait des difficultés pr l’accepter. Prats a du lui faire un certificat attestant qu’il n’avait plus d’albumine. Il m’a entraînée Dimanche avec lui à Montpellier, me suppliant de passer avec lui cette journée. Ns en avons vu passer des soldats !!! Ns avons été à Sunelez [?] après avons déjeuné à l’hôtel, puis à Pinville [demeure d’Eugène Leenhardt, un cousin germain de Mathilde] ; partout accueil chaleureux ! approbation du mariage. Les Eugène bien tristes de sentir Robert  [Robert Leenhardt, leur fils, cousin issu de germain de Jean] à la frontière mais partout de la vaillance et de la noblesse dans la douleur.
J’ai retrouvé avec plaisir mon jeune ménage hier matin. Hier soir retour au Lazaret[1] où j’ai trouvé des blessés mais des blessures par accident.
Le major m’a demandé instamment de bien m’occuper de la lingerie et aider soigner ses blessés. Il n’a autour de lui que peu d’infirmiers incapables et il m’a dit qu’une femme pr aller dans les salles encourager et parler à ces malheureux était indispensable. Tu le penses j’ai accepté avec joie et en te quittant je vais aller faire ma tournée ; quand il le faudra je m’y installerai tout à fait. Je suis heureuse de faire quelque chose. Si tu avais vu l’aspect de la ville hier. C’était unique ! Les chasseurs d’Afrique, les Marocains débarquant continuellement. Ils préparent leur soupe sur les quais ! Ils y dansent leurs danses étranges.
J’ai depuis hier le cœur plus gros encore. Un jeune comme toi engagé depuis trois mois au Maroc m’a dit qu’il avait écrit dans le Doubs a ses parents cinq fois jamais de réponse. Un dépêche aussi et qu’il savait qu’il ne reviendrait pas ! J’ai craint de l’amener à la maison ou il aurait au moins mangé une soupe, puis le remords m’a torturé et j’ai depuis sa gentille figure tjours devant les yeux, son regard si triste et je ne peux plus dormir ! depuis trois mois il couche sur la dure. Oh ! mon fils que de douleurs, de tristesses de larmes tout cela coutera. Que Dieu te garde. Dis ns que tu n’iras pas au feu moi je ne serais pas une vaillante !
J’ai reçu une jolie lettre d’Oncle Louis  [Louis Médard, oncle paternel de Jean] il demande ton adresse pr t’écrire bien que me dit-il tu n’as besoin ni d’encouragement ni de conseils il est de sa race dit il c’est un vaillant il fera son devoir je suis contente qu’il parle ainsi de toi.
Loulou [Louis Beau, cousin germain de Jean] veut partir, Eugène [Eugène Beau, frère de Louis] est à la frontière on est sans nouvelles.
J’ai eu une bonne lettre de tante Jeanne [Jeanne Beau (née Médard), tante paternelle de Jean], de tante Anna [Anna Benoît (née Bertrand), tante maternelle de Jean] qui n’a pas l’air d’approuver le mariage de ta sœur. Elle me fait mal en me disant que pendant qu’elles étaient dans les larmes elle ne se doutait pas que ns étions dans la joie !!!
Tante Suzanne [Suzanne Benoît (née Bergis), autre tante maternelle de Jean] m’a dit ce matin qu’elle n’aura jamais le courage de le dire à Georges [Georges Benoît, frère de Mathilde, mari de la tante Suzanne] à qui cela fera trop de mal[2]. Je ne puis m’attrister de ces petites choses. Je tâche de voir plus loin et haut et je pense à toi avec la tendresse la plus grande. Dis moi si je puis t’envoyer des provisions.
Ta sœur ton beau-frère Alice[3] t’embrassent tendrement.
Je te serre sur mon cœur. 
Ta mère.

 
Flashback
 
Notre cercle de famille outre mon père, ma mère, ma sœur et moi compta aussi quelque temps la "petite Alice" une petite sœur de santé fragile qui ne devait survivre à mon père que quelques mois et dont je ne garde qu'un vague souvenir, mais surtout la "vieille Alice". Cette dernière servait déjà mon père avant son mariage [donc avant 1892]. Elle avait eu le malheur de perdre son mari et trois enfants emportés en même temps par la diphtérie. Elle nous avait vus naître. Nous étions tout pour elle et elle a tenu une grande place dans nos cœurs d'enfants et d'adolescents.
 
Mémoires de Jean Médard, 1970 (2ème partie : Enfance et jeunesse
 
















[1] Le Lazaret protestant hébergeait l’hôpital provisoire n° 14, d’où la présence des blessés et du médecin militaire.
[2] La phrase est peu claire, on ne comprend pas ce qui est sensé chagriner Georges Benoît : le mariage de Suzanne ?
[3] Alice, la vieille bonne de la famille. Son patronyme ne figure nulle part dans les documents familiaux. Dans le recensement de Sète de 1911 (Archives départementales de l’Hérault en ligne) Alice, domestique, née à Montagnac en 1857 figure sous le nom Médard !  On sait par ailleurs (lettre de Mathilde du 18 juillet 1915) qu’elle a un neveu prénommé Maurice, qui se marie à Montagnac le 24 juillet 1915. Ces deux indices permettent de remonter le fil : « Alice » est Alix Clergue, née en 1857 à Montignac, veuve en 1887 de Léon Lenoir. La sœur de Léon, Eugénie Lenoir, avait épousé en 1879 Louis Bouirat, dont elle avait eu Maurice, le neveu dont le mariage à Montagnac est un indice précieux.
Jean, à l’occasion d’une grande réunion familiale lors de ses noces d’or en 1969, évoquera de manière touchante le souvenir de la « vieille Alice ».


samedi 16 août 2014

Pont-Saint-Esprit, 16 août 1914 – Jean à sa mère

 16 Aout 1914
Ma chère Maman,

            J’aurais du t écrire + tôt. Je ne l’ai pas pu. Tu vas le voir ds la suite. Je vais te donner quelques rapides details sur mes peregrinations depuis mon depart de Cette et ma vie ici.
Mardi soir [11 août 1914] longue nuit en chemin de fer, peu de sommeil. Ds les gares longs arrets, distribution de coco aux soldats. Il faisait encore nuit quand ns sommes arrivés à Marseille. Ns avons deposé nos bagages ds un hotel et sommes partis pour Mazargues[1] à pied. Arrivés à 6 heures. Accueil chaleureux. Sommeil. Matinée tranquille. On se plaignait de n’avoir aucune nouvelles de nous. On ne connaissait le mariage de Suzon que par telegramme et on avait l’air de l’aprouver. Départ immédiatement après dejeuner. Ns prenons le train de Marseille pr Aix à 3 heures. Arrivée à Aix à 4 h ½. Ville pleine de soldats. Ns allons aussitôt chez le pasteur, lui remettre notre argent. Sa femme nous reçoit très gentilment. A la caserne on ns reçoit en ns mettant à la porte et en ns recommandant de partir le lendemain matin à 6 heures pour Pont-St-Esprit où nous devons rester. Ns allons reprendre notre argent chez le pasteur, manger des restes sur un banc de la promenade. A 9 heures on consent à ns coucher à la caserne ds une chambrée très propre à coté de braves reservistes. Nuit très courte mais profond sommeil.
            Le lendemain Jeudi [13 août] longue et fatiguante journée en chemin de fer avec plusieurs autres jeunes soldats ds notre cas. Arrets de 5 ou 6 heures à Rognac et Avignon. Ns ns nourrissons toujours de l’éternel poulet d’Elisa et de nombreuses tranches de saucisson.
            Une dame très distinguée qui revient d’Italie avec ses filles et se dirige vers Nantes a l’amabilité de me prendre une lettre pour Loux[2]. Ns parlons de toutes sortes de choses surtout de l’Angleterre où elle a voyagé, et de l’Angleterre religieuse. Arrivé à Bollène à 9 h. Il faut faire 5 kil à pied avec nos paquets sur le dos. Très fatiguant. La traversée sur Pont sur le Rhône se fait non sans beaucoup de formalités. A 10 ou 11 heures on consent à ns faire coucher sur des lattes dans un coin de la caserne. Le lendemain dès 4 heures ns avons demenagé d’un cantonnement dans un autre et on ns a équipé. Nous avions une bonne touche, je t’assure. Jean-Jacques[3] surtout avec des pantalons beaucoup trop courts et une capote beaucoup trop longue.
            La journée d’hier [samedi 15 août] te donnera l’emploi du temps de nos journées pour le moment. Levée à 4 heures ½, marche, exercice, à 10 heures dejeuner. De 10 à 5, on reste sur la paille, on s’occupe de completer son equipement, et l’on dort. A 5 heures diner, puis ns sommes libres jusqu’à 9 heures.
Je ne suis pas mécontent de ma vie. Il est vrai que ns sommes logés ds une ecurie dont ns avons remplacé le fumier par de la paille, le long d’un mur un tuyau de W.C. à moitié crevé laisse une trace penible sur le mur et une odeur plus penible encore. Des puces ns courent sur le corps. Les types font du chahut le soir et ns ns levons très tôt. La nourriture jusqu’à present est insuffisante, pain moisi, etc.
            Mais à côté de ces petits inconvénients, grands avantages.
            Pas trop de travail.
            Quand on manque de sommeil la nuit on dort le jour.
            L’écurie est en somme assez bien aérée. Les provisions suffisent largement à compléter nos repas. Surtout ns avons des chefs épatants (un adjudant et un sergent) + un autre sergent que ns ne connaissons pas encore.
            On ns a formé en compagnie à part, tous les sursis, et s’il y a bien des types sans éducation grossiers et desagreables, il y a une majorité d’étudiants ou  instituteurs assez propres et chics types. Tu rirais à me voir en pantalons rouges, mangeant à la gamelle, me promenant sur les bords du Rhône avec quelques camarades. Je ne suis pas triste parce que je ne m’ennuie pas.
            Des conditions d’hygiène extraordinaires, mais rien de dangereux, l’eau est bonne. Ns ne partirons pas avant 2 mois. Presque tous les types sont de l’Hérault ou de l’Aude.
            Jean-Jacques a l’air de se faire assez facilement à cette vie. Enfin pour le moment ce n’est pas l’abrutissement complet. Ce qui est embettant c’est que Port-Ste-Marie [sic pour Pont-Saint-Esprit] est un sale trou, un village qui ne vit que par sa garnison, et dont la populas est decuplée actuellt par les soldats qui y grouillent : ns y avons été jusqu’à 60 000 mille [sic].
            Pour le moment, je puis garder ma valise avec moi. J’ai + que largement tout ce qu’il me faut. Je n’ai pas le temps de t’en dire plus long, pas le courage non plus car on fait un chahut énorme dans le cantonnement. Pour se distraire chacun chante la sienne, et certains sont bien penibles.
            Je pense bien au foyer mais sans decouragement.
            Je t’embrasse de ton mon cœur.

Ton fils qui t’aime,
Jean
29e compagnie
du 255e régiment de l’Infanterie de réserve

[1] A l’origine village indépendant, Mazargues fait maintenant partie de l’agglomération de Marseille. C’était le lieu d'habitation de Fanny, une tante maternelle de Jean, et de sa famille. Fanny Benoît avait épousé Axel Busck, un armateur suédois (qui était par ailleurs l’oncle d’Hugo Ekelund, le jeune mari de Suzanne Médard).
[2] Daniel Loux. Ami de Jean, condisciple de la faculté de théologie. Futur pasteur. Il deviendra plus tard le parrain de Marie, la fille aînée de Jean.
[3] J’ignore complètement qui est ce Jean-Jacques. Il n'est pas un membre de la famille ; il n'est sûrement non plus ni un camarade, ni un condisciple, que l'usage était alors d’appeler par leur patronyme.

vendredi 15 août 2014

Date inconnue - Archivage par Jean de sa correspondance de guerre

Sélection et archivage des lettres faits par Jean, sans doute dans les années 50.
Toutes les lettres rangées dans cette enveloppe ont été transcrites et seront mises en ligne.
 

jeudi 14 août 2014

14 août 1914 – 55ème d’infanterie, arrivée au corps

Mais, après une nuit à la caserne on nous renvoya à Pont-St-Esprit, où était installé le dépôt du régiment.

Mémoires de Jean Médard, 1970 (2ème partie : Enfance et jeunesse)

Extrait du document Etat des services de M. le Capitaine de Réserve Médard

mardi 12 août 2014

12 août 1914 – 55ème d’infanterie, incorporation

Source : Archives départementales de l’Hérault en ligne
Registres matricules – Classe 1913 - Lodève-Montpellier – Matricule  n° 1025

dimanche 10 août 2014

Début août 1914 – Départ de Jean

             Etudiant sursitaire, j’étais convoqué à Aix-en-Provence, au 55ème d’infanterie pour le septième jour de la mobilisation.

Mémoires de Jean Médard, 1970 (2ème partie : Enfance et jeunesse)
 

Source : Archives départementales de l’Hérault en ligne
Registres matricules – Classe 1913 - Lodève-Montpellier – Matricule  n° 1025

jeudi 7 août 2014

Début août 1914 – Sète, mariage de Suzanne et Hugo

         Deux ou trois jours avant mon départ Suzanne [sœur de Jean] et Hugo se mariaient. Mariage de guerre dans la plus stricte intimité.

Mémoires de Jean Médard, 1970 (2ème partie : Enfance et jeunesse)
 
Suzanne Médard, épouse d'Hugo Ekelund

Flashback

Au cours de l’été [1913], ma sœur s’est fiancée avec Hugo Ekelund. C’était un neveu de notre oncle Axel Busck [qui avait fondé à Marseille] une société navale et [qui] avait fait venir de Suède, pour collaborer avec lui, son frère Sven d’abord, puis son neveu Hugo.
Ce dernier manquait de culture générale mais il avait un sens aigu des affaires, avait acquis très vite une grande compétence dans toutes les questions de navigation maritime et était devenu agent de la compagnie à Sète, puis consul de Suède. Il avait dix ans de plus que ma sœur. Nous le considérions comme un cousin, il appelait ma mère « tante Mathilde » et avait fini par prendre pension chez nous. C’était un homme droit et généreux, qui cachait un cœur d’or sous une écorce rude. Très vite la sympathie qu’ils éprouvaient l’un pour l’autre était devenue de l’amour. Elle était jolie et charmante et, sans le rechercher le moins du monde, ne laissait pas les jeunes gens indifférents. 

Mémoires de Jean Médard, 1970 (2ème partie : Enfance et jeunesse) 



lundi 4 août 2014

Début août 1914 – Retour à Sète


Le Lazaret. Au centre, avec sa barbe blanche, le grand-père de Jean, le pasteur Lucien Benoît. Il est mort le 9 août 1908, la photo doit donc dater du début du 20ème siècle.
Source : Visite de Sète en cartes postales (http://compain2.free.fr/Cartes_postales/colonies.htm
Je retrouvais au Lazaret ma mère éplorée. Elle y secondait alors le pasteur Brun, qui était alors le directeur de l’établissement. Ce dernier, homme de l’Est, la rassurait, déclarait que la guerre finirait en quelques semaines, avant que je puisse terminer ma formation militaire, que les Allemands seraient écrasés, version française de la guerre « fraîche et joyeuse ». Il avait des idées très personnelles sur la stratégie : les Allemands, obligés de s’infiltrer par petits paquets entre nos forts imprenables seraient forcément pris comme dans des souricières et décimés.
Malgré mon ignorance je savais que l’armée allemande était une machine de guerre très redoutable et j’étais loin de partager ce bel optimisme. Je partais sans aucun enthousiasme, prévoyant qu’une dure épreuve m’attendait et assez peu préparé spirituellement à l’affronter. Mais j’avais la certitude que mon pays était victime d’une injuste agression et que mon devoir évident était de le défendre contre le militarisme allemand. Je ne pensais pas m’engager dans une guerre sainte, mais dans une guerre juste. Je le crois encore, bien que plus tard j’aie dû reconnaître que les responsabilités de la guerre n’étaient pas unilatérales. Est-ce qu’une politique plus pacifique, comme celle qu’avait essayé de pratiquer Caillaux aurait pu, mieux que celle de Poincaré, désamorcer le tonneau de poudre ? 

Mémoires de Jean Médard, 1970 (2ème partie : Enfance et jeunesse)

samedi 2 août 2014

2 août 1914 – Domino, mobilisation

La photo est légendée "Domino été 1914". Il est improbable qu'elle date du 2
août. Le jeune homme à droite n'est pas Charles Grauss.

  Quelques campeurs  avaient déjà quitté le camp pour rejoindre leur foyer lorsqu’a éclaté le 2 Août l’annonce de la mobilisation générale. Ce fut le jour du départ de tous les aînés, mobilisables, obligés de laisser la responsabilité et la liquidation du camp à quelques lycéens ou très jeunes étudiants.
            A la fin du repas de midi avant la dernière séparation, Grauss ne fit pas de discours mais se contenta de lire quelques passages des adieux de Jésus à ses disciples dans l’Evangile de Jean et le récit de l’institution de la Sainte Cène. Nous avons rompu notre pain et bu notre vin sans qu’il n’y ait aucune célébration rituelle et pourtant aucun service de communion ne m’a jamais laissé une impression aussi profonde.
            Interminable voyage jusqu’à Sète dans un train de mobilisés. Ces derniers, en tout cas dans le Midi, ne montraient aucun enthousiasme. Ils étaient fatalistes et inquiets, moins bavards qu’à l’ordinaire. Deux jeunes pourtant dans mon compartiment se montraient assez excités. Un spahi, qui revenait du Maroc, me dit en haussant les épaules : « Ils ne savent pas ce que c’est. »

Mémoires de Jean Médard, 1970 (2ème partie : Enfance et jeunesse)

mardi 29 juillet 2014

Domino, 29 juillet 1914 – Jean à sa mère


Domino, 29 juillet 1914
Chère maman

Je pense que ce n’est pas sans une certaine émotion que les nouvelles politiques ont été reçues à Cette[1] – par toi spécialement.
            Ici nous avons été tenus au courant par une antenne de télégraphie sans fil placée avant-hier mais c’est ce matin seulement que nous avons appris la nouvelle de la déclaration de guerre entre l’Autriche et la Serbie. Grand émoi. Si les choses allaient plus loin nous serions nombreux à partir. Beaucoup de types séparés de leur famille se demandent comment ils la rejoindront sans argent si le camp était évacué. Bref les petites têtes s’échauffent, les voix montent.
            Grauss qui avait été jusqu’à maintenant au dessous de lui-même a été vraiment bien ce matin au culte et le camp commence à prendre une allure chique.
            Pour moi j’espère de toute mon âme que les choses n’iront pas plus loin et je ne suis pas du tout affolé. J’espère bien qu’il en est de même pour toi. Il ne faut pas se monter la tête.
            Il y a déjà deux heures que nous avons appris les choses et nous n’y pensons plus.
            Meyer fait faire du latin aux types qui préparent leur bachot et je me crois encore sur les bancs du collège en train de faire les Catilinaires.
            Je me suis chargé avec Lestringant de la cuisine ou plutôt, comme ses fonctions lui prenaient toute la journée, je le remplace une fois sur deux. Ce qui fait qu’ici j’ai à peu près  les mêmes fonctions que toi au Lazaret[2]. C’est presque de l’hérédité. Je donne des provisions, je fais l’intermédiaire entre Grauss et la cuisinière mais ma grande fonction consiste à surveiller les hommes de cuisine qui  [quelques mots illisibles, presque complètement effacés par la pliure du papier] et qui tirent volontiers des pieds.
            S’il n’y avait pas ce nuage noir à l’horizon nous passerions de délicieuses journées.
            Sois calme. Si l’horrible chose se fait je partirai en vitesse pour Cette. J’ai sur moi mon livret militaire mais je ne sais pas où je suis affecté.
            Je vous embrasse tous avec toute mon affection.
 
J. Médard
 

[1] Sète. « Cette » était l’orthographe en usage jusqu’en 1927.
[2] Le lazaret protestant de Sète, établissement de santé fondé par le pasteur Lucien Benoît, le grand-père maternel de Jean Médard. La mère de Jean, Mathilde Médard (née Benoît) y avait occupé un emploi après être devenue veuve en 1900.