mercredi 10 janvier 2018

Wesserling, 10 janvier 1918 – Jean à sa mère

10/1/18
            Maman chérie 

            En cherchant jusqu’où je dois remonter pour te raconter mes faits et gestes, je m’apperçois qu’il y deja passablement de temps que je ne t’ai pas écrit.
            Je reprends à Lundi soir, je crois que c’est ça. Eh bien ! Lundi soir une grande nouvelle – qui se chuchotait d’ailleurs depuis longtemps[1] – commençait à circuler assez librement, même sur le fil téléphonique, et le téléphone n’est pas le tombeau des secrets. Cette nouvelle c’est que le colonel Maurel ne rentrerait pas de permission. On ne sait pas ce qu’il deviendrait, ni par qui il serait remplacé, mais ce qu’on sait est deja bien beau.
            Le Cdt de Freycinet et un capitaine de la Division dinaient avec nous ; le repas fut très gai. Pour terminer dignement cette belle journée nous sommes allés voir au Foyer du Soldat une revue très spirituelle, très amusante et très bien jouée.

Source : collections BDIC

            Avant-hier nous étions invités à dejeuner chez les Scheurer, le capitaine de Ronseray et moi. La neige, qui avait presque completement disparu la veille sous la pluie chaude, était retombée très abondante pendant la nuit. De la salle à manger qui donne par une large baie sur la montagne, c’était éblouissant et féerique.
Et dans ce cadre les hôtes qui sont toujours une leçon vivante de courage et de bonté. De Trévise étaient là. La conversation s’est égarée sur le terrain politique et dans la discussion Mr Scheurer a apporté de la droiture, de la fermeté, de la courtoisie, des vastes connaissances et une vaste intelligence. C’est epatant. Il y a très souvent diversité de vue entre ses hôtes et lui, car ses hôtes, quand ce sont des militaires de carrière, sont réactionnaires, et lui est un republicain convaincu, frère de Scheurer-Kestner, président du Sénat et défenseur de Dreyfus.
            En rentrant, j’ai accompagné le Cpte de Ronseray dans sa visite chez les Galland, une aimable vieille dame, encore des industriels de la vallée.
            Le soir j’ai cherché Guy [Leenhardt], qui devait venir cantonner ici même avec sa compagnie. Mais il est arrivé trop tard.
            Je ne l’ai vu que le lendemain matin – hier. Il n’a pas été éprouvé le moins du moins par son sejour dans la montagne, a bonne mine et bon moral. Nous nous sommes promenés assez longuement dans le parc, qui prend vraiment beaucoup d’allure sous la neige. Elle fait du plus infect tas de fumier une masse immaculée.
            Je suis allé dejeuner à K. où j’étais invité par le 2me Bataillon. Il a l’air de reprendre corps. J’ai été très bien acceuilli par chacun. Après dejeuner nous avons fait un bridge, le Cdt Guilhaumon a absolument besoin de ça pour vivre. Puis j’ai retrouvé le fidèle Le Gall et nous avons passé une bonne partie de l’après-midi ensemble. [Pierre] Péchenart rentrait d’un cours ; nous avons fêté par des libations repetées le depart de mon grand patron [le colonel Maurel] et mon retour probable au bercail.
            Tu vois que maintenant c’est la bonne vie, la vraie detente. J’apprécie beaucoup plus qu’autrefois ces réjouissances.
            C’est une forme un peu inferieure de l’amitié, mais quand on en est sevré depuis longtemps, on devient moins difficile.
            Au revoir Maman cherie,
Tendrement à vous  

Jean 

            J’ai reçu une bonne lettre de tante Jeanne [Beau, née Médard].

[1] Ce changement d’affectation, ainsi que le remplacement du colonel Maurel par le colonel Biesse est mentionné pour la première fois dans le JMO de la 56ème D.I. le 14 décembre 1917.