samedi 8 novembre 2014

Train sanitaire semi-permanent PLM n° 1, 8 novembre 1914 – Albert Léo à Jean


A Léo
22e section infirmiers
train sanitaire semi-permanent PLM n° 1
Commission régulatrice de Gray (Hte Saône)

8 Nov. 14
            Mon cher Coco 

            Tes lettres du 28 Sept et du 23 Oct sont arrivées à peu près ensemble. Je ne savais plus ce que tu devenais. Depuis j’ai été occupé et n’ai pas eu le temps de t’écrire. Enfin notre train retapé et devenu plus pratique a fonctionné. Nous sommes allés à Cormery, aussi loin que les trains marchent par là, puis à Toul, prendre des blessés et les conduire à Besançon. Et maintenant je crains que cette lettre ne te trouve plus à Pont St Esprit et alors quand est-ce qu’elle t’arrivera ?
Source : Pages 14-18, sujet Un train...???
            Je vis d’une façon très étrange, intérieurement parlant. Je suis, avec une mentalité de combattant, dans un emploi fort différent. Quand je transporte des blessés, mon souci est naturellement de m’occuper d’eux matériellement, mais en deux jours je ne puis les connaître de façon à les aider moralement.
            Quand on est à la pause, un grand effort est de tenir propre moi et mes vêtements, d’avoir des réserves de biscuits et de miel dans ma boîte de fer-blanc, etc. A travers ce sale canevas, courent des fils lumineux, les lettres, l’idéal, la famille, les amis, notre foi. Mais on leur en voudrait presque de prendre trop de place, pour ne pas trop ressentir l’écart entre leur grandeur et la misère disette intérieure. On sent toutefois qu’on ne vit que par ces trésors là, qui coulent silencieusement au fond de notre cœur, même quand nous nous lavons les pieds ou que nous torchons un derrière de blessé.
            As-tu su que les anglais avaient admis des formations combattantes par catégorie : une université, un village, etc. Quelles merveilles nous aurions fait ensemble, dans n’importe quel poste. Suppose Domino transporté tel quel en ambulance divisionnaire ! Voilà la guerre telle que je l’admettrais, puisque guerre il y a. Mais ce gaspillage d’énergie est plus terrible que des vies perdues.
            Jusqu’ici mon expérience de la campagne est une haine nouvelle et vigoureuse des gens du midi (gare à toi). Tous ceux que j’ai vu ou dont j’ai entendu parler m’ont rappelé Tartarin, Tartarin tremblant, et hâbleur à proportion.
            Puis je trouve que la plupart des pasteurs sont trop en arrière, alors que les curés sont tués par centaines. Jusqu’ici je ne connais qu’un Weslyen tué ! Alfred Lacheret, je ne sais s’il est tué ou blessé. Je viens de voir tué, mais est-il pasteur. As-tu su la mort d’OlivierAmphoux ? Le connaissais-tu ?
            T’ai-je dit que je corresponds un peu avec Wilfred Monod. Je lui envoie des faits recueillis et il me répond gentîment.
            Ce qui me fait plus peur que les morts, c’est l’absence de sens moral dont les exemples sont légion autour de moi. Sommes nous donc incapables de nous discipliner et d’être maîtres de nous ? Ou bien est ce partout ainsi ? On ne sait que souhaiter.
            Toujours très bonnes nouvelles d’Arcachon. Mais Boissonnas[1] va s’en aller et l’Eglise sera livrée je crois à elle-même. Ma femme a pu être assez active. Guy m’écrit une espèce de lettre, avec des dessins, feuilles, etc. Ici cet envoi m’a bien impressionné. Ils grandissent, grandissent, tandis que la guerre ravage. Quel malheur que nos familles ne soient pas de 6 enfants. Le mot de Napoléon après une défaite : une nuit de Paris rattrapera ces morts, est cruellement faux chez nous. Dans 10 ans les Allemands auront autant de soldats que maintenant. Et nous ?
            Je reçois la circulaire de Pont, véritable trésor.
            Au revoir, quand on s’écrit on s’élève aussi vers Dieu, qui aime et ne tue pas.

Bien affectueusement à toi
A Léo

[1] Sans doute Georges Boissonnas (1865-1942), pasteur d’Arcachon.