dimanche 24 juillet 2016

Ambulance 16/XX S.P. 62, 24 juillet 1916 – Camarade non identifié à Jean

Ambulance 16/XX S.P.62
Le 24 juillet 1916
5 h matin
            Mon cher ami 

            Ton mot du 11 m’a fait grand plaisir : je te sais sorti sans dommage de l’enfer de Verdun.
            Je connais aussi ce sentiment dont tu me parles et que tu exprimes par ces mots « Je ne suis pas mort, vive la Vie ». C’est terrible de voir comme il se lit dans toutes ses physionomies quand on sort d’un sale endroit. J’ai vu cela au Labyrinthe, quand après des périodes dures, la relève arrivée, les boyaux parcourus, on se retrouvait sur une route en ligne déployée sur deux rangs. On était peu, on regardait à droite et gauche, on constatait les absences. Et déguenillés, sales, épuises, tout le monde pensait que l’important était sauvegardé. Les autres disparus oui ! mais moi, je suis là. Et personne n’était là pour tenir le propos opposé, puisque les morts n’étaient pas là. Et cependant…
            Il est curieux de voir comme dans ces questions l’homme se met hors cause. « Ça » ne peut pas lui arriver, « ça » ne devait pas lui arriver. Si X est mort, c’est que… Etc.
            Presque tous sont persuadés qu’ils en reviendront, ils croient à un déterminisme spécial, Et cependant ils confessent que dans chaque engagement dangereux on perdra 50 % de l’effectif. On dirait que ces 50 % ne seront pas prélevés sur les 100 % existants à la Cie !
            Le vouloir-vivre est si violent en nous qu’on arrive même à ne pas vouloir s’attacher à la pensée de ceux qui ont été tués et des circonstances de leur mort. Je ne sais pas si tu es comme moi. Mais dans ce vouloir vivre qui se manifeste en nous là-bas dans les heures terribles, grossi à la loupe, je sens quelque chose de brutal, de bestial. Ce n’est pas comme dans la bonne société du temps de Paix : c’est tout crû. On frissonne à penser que l’humanité se cramponne pareillement à la vie. C’est un mystère. Car en définitive ce vouloir vivre dans la vie normale est indispensable. Il n’aboutit même pas forcément à la compétition à la concurrence chez des hommes frottés d’un peu d’Evangile.
            Tu te demandes si j’ai un travail ingrat. Non mon cher petit, pas du tout. J’ai pour le moment la bonne part. Je remplis mon devoir très humble que mon Sauveur eut aimé parce qu’il plaçait dans le « service » en plus haute prérogative humaine. Je suis infirmier en salle, c à d que je m’occupe de tous les soins aux blessés, à l’exclusion (ou à peu près) de ce qui concerne les blessures

[Fin du feuillet, feuillet suivant manquant, ce qui ne permet pas d’identifier l’auteur de cette lettre, très certainement un camarade de la faculté de théologie ou de la Fédé. (Il ne s'agit pas d'Albert Léo, ce n'est pas son écriture.)]