mardi 13 octobre 2015

Plélo, 13 octobre 1915 – Jean à sa mère

Plélo, 13 octobre 1915
            Maman cherie 

            Depuis quelques jours je ne t’écris que d’insignifiants billets. A vrai dire je manque de matière pour une lettre, ma vie étant absolument monotone. La seule chose qui ait marqué ds ma vie ces temps-ci est le recouvrement de ma cantine. Tu vois que c’est peu. J’étais quand même très ennuyé jusqu’à hier, sans encre pour mon stylo, sans chaussettes pour mes pied, sans papier pour ecrire. Maintenant, je suis installé.
            Mon caoutchouc est très pratique et j’ai eu souvent l’occasion de m’en servir. Je reconnais que tu as tout mis pour le mieux. Tu me proposes du thé, je ne dis pas non. Si tu as l’occasion de m’en envoyer une demie-livre d’y joindre mon nouveau testament grec pour mes moments de loisir, je te serai très reconnaissant. Le N-T grec en question est sur le bureau de ma chambre. Je suis honteux de ne rien faire ici ; envoie moi par la même occasion 2 bouquins de [Louis-Auguste] Sabatier que j’avais apporté chez Suzon mais que j’ai du rapporter à la maison et peut-être remis à leur place ds la grande bibliothèque de ma chambre à gauche, la plus basse rangée de livres : Sources sur la vie de Jesus et vie de St Paul. Je ne voudrais pas m’abrutir tout à fait.
            L’une des photos prise par Mr. Pont est réussi envoie-la à Mlle [Léo] Viguier, 14, rue de Trévise Paris ; elle voudrait completer sa collection de volontaires. Je reçois un mot d’elle pour me faire cette demande, elle me tient au courant de tout : [Pierre] Lestringant toujours à son ambulance, Charles Westphal[1], le fils de Freddy legerement blessé à la main, Alex. [Alexandre] de Faye[2] malade à Paris, Forel blessé le 28, et pas de nouvelles de lui depuis.
            Aujourd’hui il fait très beau, presque trop chaud. Je pense avoir toute l’après-midi à moi. C’est terrible ce temps gaché. J’ai heureusement ma bible et quelques sermons de Wilfred [Monod] ; de quoi passer bien l’après-midi. J’ai aussi toujours autant de lettres à écrire que je veux, plus que je veux.
            C’est bien heureux pour vous que vous soyez debarassés de Marie-Louise. Je comprend quel travail tu as depuis le départ de Jane [Jane Busck, sa cousine]. Comment t’en tires-tu ? Comment s’en tire Alice qui n’était déjà pas si solide à mon depart ? J’espère que Suzon nourrit de + et + et que les biberons vous absorbent moins. Si ta place est auprès de Suzanne ? J’espère que tu n’en doutes pas maintenant, et je suis bien heureux que tu sois ainsi absorbée. Il me tarde d’avoir des détails sur l’arrivée de tante Anna à Cette, sur sa santé, son énergie. Naturellement, vous sentez Suzanne et toi qu’il faut faire de gros efforts pour que les malentendus se dissipent, pour que les anciens rapports d’affection se retablissent en toute simplicité. As-tu des nouvelles de Lucien ? J’ai écrit hier à tante Jeanne et à tante Elise. Si tu sais aussi des détails sur la mort d’oncle Louis donnes-m’en. J’ai des regrets de n’avoir pas averti une de mes tantes de l’absence d’oncle Louis de Paris, des nouvelles que me donnait Victorine ; je craignais de leur être desagreable.
            Adieu, maman chérie, ne soupire pas après les heures passées ou à venir. Fais avec joie ta tache de mère et de  grand-mère. C’est un vrai privilège.
Je vous embrasse.
Jean 

 

Flashback 

Quand je sortais du lycée [Louis-le-Grand] le Jeudi après-midi et surtout le Dimanche de nombreux foyers étaient toujours prêts à m’accueillir. Mon principal correspondant et répondant était naturellement mon oncle Louis Médard. Nos atomes ne s’accrochaient pas. Il me considérait comme un enfant et il n’avait pas tort, mais il manifestait surtout sans ménagement son hostilité à mes projets d’avenir. Il avait déclaré autrefois que son frère Pierre en devenant pasteur avait mal tourné. Il aurait voulu me voir prendre un autre tournant.
 
Louis Médard
          
Il avait dû être beau dans sa jeunesse. Il le restait malgré l’âge. Il ressemblait lorsque je l’ai connu, à un roi de pique avec ses yeux bleus, sa taille imposante, sa barbe grise et ses cheveux longs (une drôle d’idée pour un docteur). Avec l’âge il était devenu un peu ventripotent, ce qui complétait la ressemblance. Il y avait deux hommes en lui : le docteur assez pontifiant, qu’illustrait parfaitement son aspect physique et le carabin bohême assez sympathique. Il habitait un appartement modeste dans la partie populaire de la rue de Rivoli, près de l’Hôtel de ville et recevait généreusement à sa table des amis de jeunesse assez minables, en particulier un dentiste sans clientèle, complètement fauché, qu’il entretenait plus ou moins. Sans parler de sa vieille maîtresse, Madame Caron, qui habitait rive gauche. Je ne sais pourquoi il ne l’avait pas épousée car ils étaient très attachés l’un à l’autre depuis longtemps. Elle l’appelait « mon grand » et trouvait, elle qu’il ressemblait non pas à un roi de pique mais au grand barbu, personnage central du bas relief de Rude, sur l’Arc de triomphe. C’est lui qui m’a fait découvrir au printemps les belles forêts de la région parisienne. C’était un ravissement pour moi que ces frondaisons auxquelles le Midi ne m’avait pas habitué. Le soir nous dînions dans quelque guinguette avec Madame Caron avant de regagner Paris. Ces sorties avec mon oncle étaient d’ailleurs assez rares.
 

Mémoires de Jean Médard, 1970 (2ème partie : Enfance et jeunesse)
 


[1] Charles Westphal (1896-1976) : camarade de la Fédé. Futur pasteur et futur responsable de l’Eglise réformé.
[2] Alexandre de Faye (1896-1918) : camarade de Jean rencontré à Louis-le-Grand pendant l’année scolaire 1910-1911. Membre de la Fédé.