vendredi 30 octobre 2015

30 octobre 1915 – Albert Léo à Jean

30 octobre
            Mon cher Coco 

            Je te suis extrêmement reconnaissant de ta longue lettre, dont j’ai compulsé chaque ligne, comme tu penses. Et je ne connais personne d’autre qui aurait pu rendre visite à Jean [Lichtenstein] dans un semblable esprit d’affection et de largeur. Ta conclusion m’éclaire moi-même : ces gens de science se détournent de la religion pour 1000 raisons trop longues à détailler, mais elle se venge d’eux en leur donnant une grandeur et une austérité que les gens d’église ne connaissent qu’exceptionnellement. Ils vivent, en réalité, constamment dans le magnifique temple de Dieu et s’ils ne le voient pas, pendant qu’ils sont sur leurs travaux, les orgues les bercent néanmoins et des vitraux les auréolent de sainteté.
            Pauvre Jean [deux mots illisibles] désir de le revoir. C’est affreux de le sentir si loin et si seul. C’est comme s’il s’évaporait dans cette brume du Nord. Enfin ta lettre m’a permis de lui écrire une lettre moins froide que d’habitude, car ses mots hâtifs et sommaires ne me renseignaient pas assez. Je ne cherche naturellement pas beaucoup à le raisonner, mais je puis du moins communier en pensée avec lui.
            J’espère que tu réussiras à le revoir encore une fois avant de repartir. Tu fais bien de ne pas te presser : arriver dans cette saison au front si on n’est pas très [mot illisible], c’est du temps et des forces perdues.
            Dietz a réussi à rendre visite aux 2 petits Hentsch, téléphonistes ensemble dans les parages. Il me dit qu’ils n’ont guère fait que rire ! Cette joie de se retrouver me rapproche du dogme de la réunion finale. Non pas que je croie qu’on se retrouve tous tels quels comme dans le cas actuel, mais on peut supposer une sorte de joie inspirée à se sentir tous unis dans une même poussée spirituelle, un même élan, un même but, chacun aidé par l’autre et l’aidant de sa joie même. Ne plus être un individu, où l’esprit se débat avec cerveau et des nerfs récalcitrants, mais devenir tout énergie, et alors la communion sera complète.
            [mot illisible] je n’ai rien à te dire de spécial ! ma vie est assez organisée et régulière, sans beaucoup d’imprévu. Cela confine assez à l’encroûtement. Mais il y a des petits chasseurs protestants à visiter et cela tient en éveil.
            Merci beaucoup encore pour ta lettre.
Bien affectueusement à toi

Léo