vendredi 31 mars 2017

31 mars 1917 – Jean à sa mère

31/3/1917
            Maman chérie 

            J’ai reçu hier ta bonne carte du 26. Ah ! tu es bien heureuse de pouvoir m’écrire d’une chambre paisible, troublée seulement de temps en temps par quelque sottise de bébé. Moi je t’écris dans une pièce qui ne manque pas pittoresque ni de charme, mais au milieu des vociférations des joueurs de cartes. Car la manille devient maitresse souveraine pendant des periodes comme celle que nous traversons, c’est-à-dire pendant les periodes d’inactivitée forcée. Quand on rentre du travail de nuit on dort une partie de la journée puis on joue à la manille.
            Heureusement j’ai mes chers livres et je ne sacrifie que rarement à la déesse manille. Quand par malheur et par faiblesse je me mets à jouer je sors de là absolument abrutti. Il est vrai que quand je ne joue pas je suis abrutti quand même, par les cris des joueurs. Ces travaux de nuit ne seraient pas pénibles si il ne fallait pas aller si loin et si le temps n’était pas si vilain… mais nous n’avons pas été favorisés tous ces temps-ci et les poilus se fatiguent beaucoup pour un résultat médiocre. L’eau est envahissante, l’obscurité grande empêche de voir ce qu’on fait. Heureusement les Boches nous laissent tranquilles et le secteur reste calme pour le moment.
            En somme la vie est supportable pour ns surtout qui vivons à la sortie de la grotte, à la lumière et qui avons ce qu’il faut pour employer ou tuer le temps. Les poilus sont moins heureux naturellement… Ils vivent au fond de cette enorme citée souterraine dont ils ne sortent guère que pour le travail de nuit. Leurs yeux finiront par s’atrophier comme ceux des taupes ou des poissons des grandes profondeurs sous-marine.
            Au revoir, Maman cherie, je t’embrasse de tout mon cœur. 

Jean
 
Source : collections BDIC
(Il ne s'agit pas ici de la creute Houtebine, dont je n'ai trouvé aucune trace, mais d'une autre dans la même zone.)