31/3/1917
Maman chérie
J’ai reçu hier ta bonne carte du 26.
Ah ! tu es bien heureuse de pouvoir m’écrire d’une chambre paisible,
troublée seulement de temps en temps par quelque sottise de bébé. Moi je
t’écris dans une pièce qui ne manque pas pittoresque ni de charme, mais au
milieu des vociférations des joueurs de cartes. Car la manille devient
maitresse souveraine pendant des periodes comme celle que nous traversons,
c’est-à-dire pendant les periodes d’inactivitée forcée. Quand on rentre du
travail de nuit on dort une partie de la journée puis on joue à la manille.
Heureusement j’ai mes chers livres
et je ne sacrifie que rarement à la déesse manille. Quand par malheur et par
faiblesse je me mets à jouer je sors de là absolument abrutti. Il est vrai que
quand je ne joue pas je suis abrutti quand même, par les cris des joueurs. Ces
travaux de nuit ne seraient pas pénibles si il ne fallait pas aller si loin et
si le temps n’était pas si vilain… mais nous n’avons pas été favorisés tous ces
temps-ci et les poilus se fatiguent beaucoup pour un résultat médiocre. L’eau
est envahissante, l’obscurité grande empêche de voir ce qu’on fait.
Heureusement les Boches nous laissent tranquilles et le secteur reste calme
pour le moment.
En somme la vie est supportable pour
ns surtout qui vivons à la sortie de la grotte, à la lumière et qui avons ce
qu’il faut pour employer ou tuer le temps. Les poilus sont moins heureux
naturellement… Ils vivent au fond de cette enorme citée souterraine dont ils ne
sortent guère que pour le travail de nuit. Leurs yeux finiront par s’atrophier
comme ceux des taupes ou des poissons des grandes profondeurs sous-marine.
Au revoir, Maman cherie, je
t’embrasse de tout mon cœur.
Jean
Source : collections BDIC (Il ne s'agit pas ici de la creute Houtebine, dont je n'ai trouvé aucune trace, mais d'une autre dans la même zone.) |