mardi 3 avril 2018

Esquennoy, 3 avril 1918 – Jean à son oncle Eugène Leenhardt

[Lettre non datée, mais datable du 3 avril, cf. lettre de Jean à sa mère le même jour]

Mon cher Oncle,

Notre Division descend au repos après une période de combats. Toute l’après midi, j’ai couru après le 49e Bataillon pour retrouver la bonne figure souriante de Guy [Leenhardt]. A ma grande peine je viens d’apprendre qu’il était disparu depuis le 30. Je vous écris tout de suite, ne connaissant pas l’adresse de tante Inès1.

Les circonstances dans lesquelles il est disparu laissent beaucoup d’espoir, les voilà d’ailleurs en quelques mots telles que me les a données son sergent, chef de demi-section. Il venait de quitter sa ½ section étant désigné comme agent de liaison auprès de son capitaine. Les Boches avançaient. Le capitaine s’est trouvé encerclé sans avoir pu se dégager (avec sa liaison et un peloton). On n’a plus de nouvelles de ce groupe, le terrain n’ayant pas été repris l’hypothèse la plus vraisemblable c’est qu’il a été fait prisonnier.

Tous ceux qui ont approché Guy depuis le 27 ont remarqué son entrain et son courage. Quelques minutes avant d’être pris il a failli être blessé, une balle lui a effleuré l’épaule faisant sauter son équipement ; elle s’est logée dans sa culotte. C’est le sergent de Martelarre 7e Cie 49e Bataillon C.P. – S.P. 176 qui m’a donné ces détails.

Les Boches traitaient bien les prisonniers. En toute franchise, je crois qu’il y a de grandes chances pour que Guy soit vivant. Mais je plainds énormément son père et sa mère d’avoir à passer par ces angoisses que vous connaissez vous-mêmes si bien mon cher oncle2.

Je crois pouvoir vous dire sans trahir les secrets de la défense Nationale que tout cela s’est passé sur la côte 104 au nord du village de Fontaine-sous-Montdidier.

Inutile de vous dire que je partage toutes vos angoisses au sujet de Guy partageant l’affection que vous avez pour lui. C’était pour moi une vraie joie de le sentir près et les quelques heures que nous avons passées ensemble m’ont attaché à lui fortement. Tenez moi au courant des recherches que vous allez faire.

Je l’ai revu mercredi soir 27. Cette journée avait été la plus triste sinon la plus dure, il avait supporté ce premier contact du feu avec calme et vaillance. Nous nous sommes embrassés comme deux frères sans pouvoir nous dire grand-chose. Ces rencontres dans des moments pareils sont infiniment précieuses.

Je devais partir en permission aujourd’hui. Malheureusement j’ai été raccroché au dernier moment. Je suis designé pour suivre un cours du 19 au 26 à une escadrille du corps d’armée.

J’avais d’ailleurs eu le bonheur quelques heures avant de rencontrer Gilbert [Leenhardt]. Aux dernières nouvelles son frère [Hervé Leenhardt] et lui était en parfait état mais ils sont restés sur la brèche.

Je crois que la Division n’a pas peu contribué à rétablir une situation assez compromise. Au 132e nous sommes fiers d’avoir fait subir de très lourdes pertes aux boches, de leur avoir repris deux villages, des prisonniers et des mitrailleuses. Nous avons fait à nous seuls pendant deux jours tous les frais des communiqués.

Actuellement je crois que ça va vraiment mieux. Pardonnez-moi, mon cher oncle, d’être si triste messager. Mais je ne puis croire qu’il soit arrivé malheur à votre Guy.

Bien affectueusement à vous tous.

J. Médard S./L.
6e Cie. 132e régiment d’infanterie
Sect. Postal 176


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1 Inès Leenhardt (1871-1939) épouse d’Arnold Leenhardt (1868-1950), est la mère de Guy. Elle est aussi la sœur d’Eugène Leenhardt à qui Jean adresse cette lettre. Tous deux sont des cousins germains de Mathilde Benoît, mère de Jean.
2 Le fils aîné d’Eugène Leenhardt, Robert (1892-1948), avait été fait prisonnier en août 1914. Ses parents étaient restés plusieurs semaines sans nouvelles. Robert a plus tard (mai 1917) été évacué en Suisse, sans doute pour des raisons de santé, qui ne sont pas précisées dans la correspondance en ma possession.